« On n’est pas loin de la boîte où on va porter nos ‟Serpuariens”. On n’en est pas loin. »

Quand on la questionne sur la place accordée aux aînés dans la société québécoise, Janette Bertrand nous répond avec sa verve et sa fougue habituelles, celles qui ont fait d’elle une pionnière de la télévision québécoise.

« Tout à coup, on s’aperçoit qu’ils ne servent à rien, que l’expérience ne sert à personne, lance la journaliste et écrivaine. Et on se retrouve entre vieux, dans des ghettos, à se plaindre de nos bobos. Moi, les bobos, je les ai tous ! Je suis frileuse, je n’ai plus de sensation dans les doigts, j’ai mal dans le dos, j’ai mal dans les pieds, j’ai mal partout. Mais je n’y pense pas quand je travaille. Je l’oublie complètement. »

À 80 ans, à 90 ans, et même à 96 ans, comme Janette Bertrand, les aînés peuvent rester actifs, tant sur le plan physique que cognitif. Et leur apport à la société québécoise, peut-être trop peu valorisé, est inestimable. C’est ce qui saute aux yeux en lisant 80, 90, 100 à l’heure, un livre des journalistes de La Presse Alexandre Sirois et Judith Lachapelle qui réunit 14 entretiens avec des aînés ayant marqué le Québec.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Judith Lachapelle et Alexandre Sirois

L’inspiration première du livre, c’est un palmarès publié dans le magazine en ligne Slate pendant la pandémie : celui des 80 Américains de 80 ans et plus les plus influents aux États-Unis. Le pouvoir des aînés en politique et en culture « n’a jamais été aussi clair » aux États-Unis, a écrit Slate. Le livre 80, 90, 100 à l’heure, qui n’est pas un palmarès, propose des rencontres avec des octogénaires et des nonagénaires de différents milieux ayant tous un point en commun : être restés actifs dans le domaine qui les anime.

Quelque part, confient les auteurs qui approchent la cinquantaine, écrire ce livre était aussi une façon de se rassurer eux-mêmes. « Ils ne nous ont pas caché parfois leurs limitations physiques, le fait qu’ils sont moins en forme, mais ils sont là et ils mordent dans la vie, souligne Judith Lachapelle. J’ai trouvé ça vraiment touchant. »

Les deux journalistes pensent à l’astrophysicien Hubert Reeves, qui se lève en pleine nuit pour lire des articles scientifiques ; au scientifique Michel Chrétien, qui trouve ça « tout jeune », 85 ans ; à l’historien Denis Vaugeois, qui souligne que les historiens ne sont jamais aussi bons qu’après 80 ans ; à la médaillée olympique Lucile Wheeler, qui, à 86 ans, prend toujours plaisir à dévaler les pentes ; ou encore à la spécialiste de l’éducation Marcelline Picard, pour qui les aînés innus sont les gardiens de la culture et de la langue.

« On voulait être rassurés et connaître leurs secrets. Dans leurs secrets, c’est clair qu’il est apparu l’idée que des slogans comme Liberté 55, c’est beaucoup moins enviable que ce qu’on peut penser », résume Alexandre Sirois.

« Ce qui résonnait aussi, c’était le désir qu’on les prenne comme des individus, et pas comme un groupe, ajoute Judith Lachapelle. ‟Les personnes âgées veulent aller en résidence, les personnes âgées ne veulent plus travailler”… Elles ne veulent pas qu’on décide pour elles. »

La question des soins à domicile est revenue dans quelques entretiens, dont celui avec Janette Bertrand. Selon un sondage CROP qu’elle a commandé au printemps dernier, 57 % des répondants espèrent vieillir à la maison et 75 % souhaitent avoir accès à des soins à domicile. « Les résidences pour aînés, je pense qu’il devrait y en avoir quelques-unes, mais pas au rythme où ça grandit en ce moment. Quand je vois cette annonce avec le monsieur qui joue aux dards… Il y a autre chose, dans la vie, que de jouer aux dards ! » lance Janette Bertrand, dont le prochain livre sortira le 2 novembre.

S’il y avait davantage de soins à domicile, et si les enfants acceptaient de s’occuper de leurs parents pendant le tout dernier chapitre de leur vie, les aînés pourraient rester chez eux jusqu’à la fin, et non en CHSLD, dit-elle. « On n’est pas utiles. Et on se meurt d’être utiles. »

L’historien, homme politique et éditeur Denis Vaugeois plaide lui aussi pour un plus grand accès aux soins à domicile. « Pour moi, c’est LA solution », résume l’homme de 86 ans. Son dernier livre, L’homme derrière, raconte l’histoire de son petit-cousin Sylvain Vaugeois, un homme d’affaires mort en 2003. Ce dernier voulait qu’on instaure au Québec un régime d’assurance vie, semblable au REER, qui permettrait de se payer des soins de santé quand le besoin se ferait sentir. Ce projet, qui ouvrait la porte au privé, avait été écarté par Québec.

PHOTO FOURNIE PAR LOUISE LEBLANC

Denis Vaugeois en 2014

L’accès aux soins de santé est primordial dans le bien-être des aînés, note Denis Vaugeois. « J’ai subi deux blessures au tennis. La deuxième fois, j’ai dû faire un X sur le tennis, parce que je n’arrivais pas à avoir un chirurgien pour réparer mon genou. C’est là que tu prends un coup de vieux. J’ai pris du poids, j’ai pris l’habitude de marcher avec une canne… »

Denis Vaugeois a néanmoins continué à voyager, à faire des recherches, à écrire, à intervenir dans les médias. Il se désole, d’ailleurs, de voir si peu d’aînés en ondes. Janette Bertrand aussi : « Ce n’est pas possible de vieillir à la télévision », résume-t-elle.

Revenons au palmarès du magazine Slate, qui a inspiré les auteurs du livre. À la lumière des 14 entretiens, les aînés québécois ont-ils le même pouvoir, la même place qu’aux États-Unis ?

« Si un politicien septuagénaire de plus de 75 ans comme Joe Biden aux États-Unis se présentait aux élections fédérales ou provinciales, je ne suis pas certain qu’il aurait autant de chance que Biden en a eu, répond Alexandre Sirois. C’est peut-être une question conjoncturelle, mais c’est peut-être aussi une question en lien avec l’image qu’on se fait, nous, de nos personnes âgées. Si c’est le cas, il faut y réfléchir. »

80, 90, 100 à l’heure

80, 90, 100 à l’heure

Éditions La Presse

240 pages
En librairie le 16 septembre