Dévalorisation. Culte du corps parfait. Baisse d’estime. Anxiété. Piège de la comparaison. Peur du rejet. Ce ne sont là que quelques-uns des effets néfastes de l’égoportrait (ou selfie) sur la santé mentale des enfants. Alors qu’une récente étude publie des chiffres inquiétants, les experts recommandent d’ouvrir la discussion en famille – et à l’école.

Une. Deux. Trois, quatre, cinq… jusqu’à quatorze. C’est le nombre moyen de photos prises avant de publier un égoportrait sur les réseaux sociaux, selon une étude réalisée en décembre 2017 par le département de psychologie de l’Université Northwestern, en Illinois.

Le chiffre est repris par Andrée-Ann Dufour Bouchard, cheffe de projet chez ÉquiLibre. « Quatorze photos pour choisir celle qui sera parfaite et, ensuite, elle sera traitée, pour améliorer le teint, enlever un bouton, ajouter un filtre, avant d’être publiée », souligne-t-elle.

Cela ne concerne pas que les adultes : selon une nouvelle étude canadienne menée par un projet sur l’estime de soi signé par Dove, 80 % des filles âgées de 10 à 17 ans ont déjà téléchargé ou utilisé une application pour modifier leur apparence sur des photos. Si on croise cette donnée avec le fait que 55 % des adolescents sont insatisfaits de leur apparence corporelle et que plus de 65 % tentent de contrôler leur poids (Institut de la statistique du Québec, 2017), on comprend que la pression des réseaux sociaux est bien réelle – et qu’elle passe entre autres par le fameux selfie.

Une gestion de l’image

« Le selfie, c’est en fait une gestion de notre image », dit Nadia Cormier, mère d’une adolescente de 13 ans et d’une préado de 10 ans, toutes deux grandes consommatrices de réseaux sociaux et adeptes du selfie. « On veut valider notre apparence auprès des autres. Après, tu peux ajouter toutes les citations aspirationnelles du monde, ça ne change pas que c’est ta face que tu voulais montrer. »

Mme Cormier a beaucoup réfléchi à la tendance selfie qui domine les réseaux sociaux depuis quelques années. Elle a choisi d’en parler et de poser des balises avec ses filles. « J’ai eu le déclic quand j’ai vu que sur leurs fils Instagram, la majorité des photos publiées étaient des selfies, raconte-t-elle. Pourquoi ? Est-ce utile ? Et que cherchent-elles à travers cela ? C’est quoi, le message envoyé ? »

Seulement 30 % des parents parlent à leurs enfants de la pression venant des réseaux sociaux, selon la nouvelle étude sur l’estime de soi.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Andrée-Ann Dufour Bouchard

Je pense qu’il faut favoriser une approche dans laquelle on pose des questions, sans juger. Il vaut mieux tenter de développer l’esprit critique des jeunes.

Andrée-Ann Dufour Bouchard, cheffe de projet chez ÉquiLibre

Plus facile à dire qu’à faire… « Ça se bâtit dès l’enfance, fait valoir l’experte. On doit valoriser nos enfants sur ce qu’ils sont capables de faire et non sur ce dont ils ont l’air. Et ils doivent savoir que ce qui est présenté sur les réseaux sociaux, ce n’est pas la vraie vie. »

Selon Stéphanie Léonard, psychologue et fondatrice de l'organisme Bien Avec Mon Corps, le problème ne réside pas dans l’égoportrait lui-même. « Il ne faut pas généraliser, dit-elle. Si le selfie est fait de façon modérée et qu’il est utilisé pour immortaliser un moment spécial, par exemple, ça va. »

En parler, sans faire la morale

Pour freiner les ardeurs de nos enfants à faire des égoportraits, que ce soit par rapport au nombre de photos publiées, au temps consacré ou à l’énergie déployée (à faire des moues, à prendre des positions ou à créer des « scénarios »), Mme Léonard suggère d’explorer le sujet avec son enfant sans faire la morale. « Le piège, comme parents, c’est de lancer à son enfant : “Ça n’a aucun sens, tu passes trop de temps là-dessus !” Ça ne marchera pas. Il faut essayer de voir comment l’enfant se sent, quel est son objectif en publiant des selfies. On fait ça sous forme de discussion et on garde le canal de communication ouvert. »

C’est la stratégie utilisée par Nadia Cormier auprès de ses filles – et cela a porté ses fruits. « Elles privilégient maintenant des photos d’elles en action, pendant qu’elles sont en train de faire quelque chose », raconte cette Montréalaise de 45 ans qui a choisi de ralentir son utilisation des réseaux sociaux.

Évidemment, la modélisation compte beaucoup : si, comme parents, on passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, à faire des égoportraits, il y a fort à parier que notre marmaille nous observe… et nous imite. « La base, c’est la cohérence », souligne Stéphanie Léonard avant d’ajouter qu’il peut être intéressant de suivre des comptes et des profils montrant les coulisses des photos retouchées, de type avant/après, et d’en regarder avec son enfant.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Stéphanie Léonard

[Les enfants] n’ont pas encore tous les outils pour avoir du recul et du jugement.

Stéphanie Léonard, psychologue

Andrée-Ann Dufour Bouchard suggère de faire de petits défis de déconnexion en famille. « Ça nous permet de prendre conscience du temps passé sur l’internet et sur les réseaux sociaux, précise-t-elle, et on peut voir comment on se sent par rapport à ça. »

Les deux expertes s’entendent pour dire que des conversations en classe devraient avoir lieu sur la gestion des réseaux sociaux, et particulièrement ceux basés sur l’image. « On peut demander à notre enfant s’il a eu des cours là-dessus, et voir ce qu’il en pense », suggère Mme Dufour Bouchard. Mme Léonard croit, quant à elle, qu’il est grand temps qu’il y ait des cours sur la façon de naviguer sur les réseaux sociaux. « Cela devrait faire partie des cours d’éthique et de culture religieuse, dès la cinquième année. »

Quelques chiffres

90 % des jeunes de 13 à 17 ans possèdent un téléphone intelligent

Source : étude Explorer la génération Z (Callosum et Canidé, 2019)

93 millions de selfies sont publiés chaque jour

Source : statistiques Google, 2017

Plus de la moitié des adolescents sont insatisfaits de leur apparence corporelle.

Source : site d’ÉquiLibre