La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Alors que le monde littéraire prend une pause estivale, notre collaborateur Jérémie McEwen vous présente des essayistes qui pensent le Québec de demain. Aujourd’hui, Valérie Lefebvre-Faucher, essayiste et éditrice, qui s’intéresse à la liberté d’expression.

Nous devions nous rencontrer sur une place publique dans Villeray à Montréal, un parvis d’église, mais la pluie nous a confinés au téléphone. C’était avant les jours de zone verte. J’ai décliné la proposition de se voir sur Zoom, prétextant que cette plateforme me faisait sentir prisonnier d’un écran comme Max Headroom. Je savais qu’elle saisirait la référence, Valérie Lefebvre-Faucher est née un an avant moi, à la charnière des générations X et des milléniaux. Sa pensée est une pensée d’émancipation.

Je traînais à l’automne 2019 dans un lancement de la revue Liberté, à laquelle nous avions collaboré tous les deux. Elle faisait partie du panel organisé à la librairie Zone Libre (décidément…) pour l’occasion, et elle dissertait sur l’importance d’écrire, aussi, sur le faisage de vaisselle. « Ce que nous écartons des réflexions sur le monde, dans nos angles morts, mène à l’exploitation », me fait-elle écho deux ans plus tard au bout du fil. Qu’il s’agisse des femmes ou de la nature, il faut y réfléchir, urgemment, autrement, on l’instrumentalise.

À l’époque, je l’avais abordée à la fin de la soirée, heureux de voir cette connaissance du temps de l’école secondaire, éditrice de métier, prendre la plume. Je lui ai demandé si elle projetait d’écrire un livre à elle bientôt. « Non, je ne prévois pas sortir une somme pour l’instant. » Quelle ne fut pas ma surprise de voir paraître quelques mois plus tard son premier livre, Procès verbal, un essai salué et célébré, plein d’aplomb, sur la liberté d’expression, mais plus fondamentalement sur la liberté tout court, celle que nous avons perdue en pandémie, et qu’elle souhaite voir revenir ces jours-ci, cet été, même si rien n’est moins certain selon elle. Cette liberté ne pourra pas revivre dans un encadrement strict, puisqu’elle ne peut faire sens que lorsque règne la confiance mutuelle.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

L’écrivaine, essayiste et éditrice québécoise Valérie Lefebvre-Faucher

La liberté serait-elle la prise de parole elle-même ? « En parlant, on arrive à quelque chose de mieux qu’en se fermant la gueule. » Une liberté autant collective qu’individuelle, donc, dans la rencontre. Dans une pensée qui prend acte, en voyant l’espace de prise de parole comme quelque chose qui doit venir des gens eux-mêmes, qui se lancent, qui se parlent, qui essaient de faire un monde. « Les dirigeants ne redonnent généralement pas la liberté par bonté d’âme », dénonce celle qui regrette que toute idée de ce genre ait été assimilée aux discours conspirationnistes pendant la pandémie. Il est temps, soutient-elle, de se relancer ensemble, exemptés du besoin de permission, dans la rue, à l’épicerie, dans l’essai et dans l’autonomie responsable. Il faut se rouvrir au monde, l’heure est venue de l’été de nos lendemains possibles.

En l’écoutant, je décelais une hésitation heureuse au sujet de la notion d’autorité. Ce sont les gens eux-mêmes qui doivent créer les cadres de nos souffles conjugués, la place publique n’est que lieu vide quand s’y désertent les âmes. Mais en même temps, certaines figures d’autorité demeurent nécessaires pour créer ces espaces : elle me nommait au téléphone les éditeurs qui donnent voix aux écrivains nouveaux, les profs qui ne s’obsèdent pas que pour la prononciation d’un mot mais qui relèvent la « vraie censure historique », tout comme les programmateurs, que ce soit dans les colloques, à la télé, et « certainement dans les médias », qui ouvrent à la parole porteuse.

En déposant Procès verbal, elle veut justement qu’on se questionne sans arriver à des réponses toutes faites. Oui, un humoriste peut incarner la lutte de la liberté d’expression, mais évacuer la notion de pouvoir de nos réflexions revient à décider de l’issue du débat avant qu’il n’ait eu lieu.

En ouvrant son deuxième livre paru l’automne dernier, une plaquette joliment nommée Promenade sur Marx, j’ai été surpris de trouver un texte sur les amis et sur la famille, et non sur les thèmes auxquels ce nom rime habituellement. Un texte sur la communauté qui précède l’individu, soit, mais d’abord du point de vue des choses elles-mêmes et non du point de vue de l’idéologie ; la femme de Marx, Jenny, au cœur de l’écriture, malgré ce qu’a retenu l’histoire. Puisque dans les faits, les grandes idées de l’humanité ne sont que très rarement issues de réflexions d’âmes isolées. Ce qui intéresse Lefebvre-Faucher, ce sont les communautés de la pensée, les balles qui se renvoient et les échos qui se répondent. Nous n’écrivons jamais vraiment seuls, et nous n’écrivons pas à la postérité, quand nous écrivons quelque chose qui vaille de quoi penser.

Alors que la fille de Marx, Eleanor, aurait contribué à sacraliser la figure de son père, pour faire comme si lui seul avait accouché de ces idées qui ont changé le monde, « je me différencie un peu d’elle », lâche mon interlocutrice, puisque les textes sans auteur clairement défini, souvent, sont les plus importants. Elle projette donc de se relancer dans le travail d’ouvrages collectifs dans l’avenir. Mais aussi, je m’en réjouis, elle travaille aussi sur un autre solo, dont le thème est la sorcellerie. J’ai eu un buzz indomptable rien qu’en l’entendant me dire ça.

Procès verbal

Procès verbal

Écosociété

232 pages