La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Alors que le monde littéraire prend une pause estivale, notre collaborateur Jérémie McEwen vous présente des essayistes qui pensent le Québec de demain. Aujourd’hui, Mathieu Bélisle, écrivain et professeur de littérature, qui réfléchit à la façon de conjuguer le quotidien et l’exceptionnel.

« Un vrai penseur est quelqu’un qui sait penser contre lui-même. » Ça faisait à peine cinq minutes que nous étions assis, Mathieu Bélisle et moi, à l’ombre de cette scène futuriste du parc Frédéric-Back, dans Saint-Michel à Montréal, que déjà il me lâchait une phrase que je me rappellerai toute ma vie. Bien réfléchir serait quelque chose d’analogue à la joute d’échecs, où le bon joueur anticipe les attaques possibles de ses positions et peut à la limite prendre plaisir à jouer seul, non pas pour s’isoler, mais pour en arriver à des idées plus solides et connectées au monde.

Le soleil plombait et le vent soufflait, le monde semblait en suspens, alors qu’il me disait que l’été est le moment parfait pour la réflexion. « Parce qu’on a le temps. Je ne sais pas pourquoi on insiste sur la culture légère pendant cette période », dit celui qui, à l’inverse, de septembre à mai, enseigne.

Bélisle avait choisi ce lieu pour notre rencontre parce qu’il permet de garder un œil sur l’horizon, comme à la banlieue de Drummondville de son enfance. Les plus beaux couchers de soleil de la métropole, ailleurs qu’au bord de l’eau, sont là. Sachez-le, pour une promenade à venir.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Portrait de l’écrivain et professeur de littérature au collège Jean-de-Brébeuf Mathieu Bélisle

Une des préoccupations les plus intimes de l’essayiste est justement d’arriver à conjuguer des réflexions « horizontale » et « verticale ». Ça peut sonner ésotérique, mais il s’agit simplement, si la chose est possible, d’arriver à se centrer autant sur les affaires courantes du monde que sur ce qui le transcende, ou pour le dire autrement, autant sur le politique que sur le philosophique, le jeu de pouvoir et le sens qui le surplombe tout à la fois. Mathieu Bélisle vise haut, tout en demeurant accessible.

Quand on n’est que dans le quotidien, on se referme sur soi, alors que quand on se laisse trop aller à la dérive conceptuelle, on perd la carte. Ça prend les deux pour comprendre.

Comprendre le monde est la condition sine qua non pour quiconque voulant le changer. Comprendre est inconfortable, me rappelle-t-il, puisque c’est différent pour chaque problème que nous abordons. Ceux qui possèdent des grilles d’analyse toutes faites peuvent bien pondre des solutions à tout, mais ce sont de fausses solutions. Pour Bélisle, la surproductivité intellectuelle est presque suspecte d’emblée, témoignant des germes de l’idéologie. Comprendre est long, et au bout du compte, par le dialogue ouvert, la compréhension devient l’action même du penseur.

Faire le pont

En échangeant, quand il arrivait dans une envolée à une idée qui lui plaisait, il marquait comme une ponctuation avec son regard, un genre de « n’est-ce pas, quand même », à propos du ressac inquiétant qui touche le mouvement #moiaussi par exemple, ou du mythe persistant du happy end dans la fiction américaine, témoignant d’une certaine foi qui s’y cache. Mais malgré les moments où il se montrait fier de ses lumières et que j’en étais sincèrement impressionné, il a aussi dit cette phrase toute simple plus d’une fois, « tu as raison », avouant ses torts, quand je lui soulignais qu’il y avait bien peu de place donnée à la question des Afro-Américains, dans son récent livre sur les États-Unis, par exemple.

C’est qu’à 45 ans, Mathieu Bélisle cherche à faire le pont, humblement, autant avec la génération de sa fille de 15 ans, « qu’on pourrait qualifier de “woke” », affirme-t-il en souriant, qu’avec de plus stricts défenseurs de la tradition et d’un certain moralisme. Il critique d’ailleurs vertement le paradigme actuel voulant que tout désir est légitime et qu’il doive être assouvi, dans une recherche d’authenticité qui finit par tourner à vide. « La polarisation n’est pas une mauvaise chose », soutient-il, seulement il faut que les tenants des divers pôles sachent trouver des espaces où se rencontrer pour débattre. Pensons à ces têtes parlantes à FOX News, qui représentent le démocrate de service au milieu d’un tas de républicains. C’est nécessaire, selon lui, tout comme l’inverse, même si c’est bien peu.

La posture de son premier livre, Bienvenue au pays de la vie ordinaire, qui résume le Québec comme nation du train-train quotidien, rencontre celle de son deuxième, L’empire invisible, portant sur les États-Unis et leur exaltation omniprésente, de la manière suivante : la vie de l’esprit bien comprise doit être vécue comme sur un ressort, dans un effort qui n’aboutit pas, tendu, gardant contact avec la valeur de la mobilité qui ne cherche pas le confort, ni d’un côté ni de l’autre, de quelque frontière.

L’empire américain n’est pas en déclin, et le Québec se nourrit de sa proximité. Les États-Unis, d’une certaine façon, représentent l’été du Québec, ses vacances, concrètement comme spéculativement, alors que le Québécois moyen peut s’y tremper de temps à autre, s’y saucer, pour se rafraîchir le corps et l’esprit, pour goûter ce qu’est un lieu où la verticalité de la foi est partout. Je dois dire, jaser avec Bélisle m’a donné hâte au moment où je traverserai à nouveau les frontières.

Bienvenue au pays de la vie ordinaire

Bienvenue au pays de la vie ordinaire

Leméac

240 pages

L’empire invisible

L’empire invisible

Leméac

240 pages

À lire la semaine prochaine : Valérie Lefebvre-Faucher, libre penseuse