Avant la Révolution tranquille, des centaines de femmes, des religieuses, dirigeaient des écoles et des hôpitaux. La laïcisation les a toutefois remplacées par des hommes, les reléguant souvent à un rôle secondaire. Depuis 40 ans, ce constat des historiens et sociologues se renforce. Des spécialistes se prononcent.

Le naufrage des écoles normales

Avec la Révolution tranquille, la formation des professeurs du primaire et du secondaire a été enlevée aux écoles normales et confiée aux départements universitaires. « On voit un pattern », explique Micheline Dumont, historienne émérite de l’Université de Sherbrooke qui a été l’une des premières à décrire le sexisme de la Révolution tranquille envers les religieuses. « Les religieuses qui dirigent les écoles normales et y enseignent sont renvoyées à l’enseignement. Et les religieux des écoles normales se font offrir des postes à l’université. On lit dans les témoignages celui d’une directrice d’école normale qui se retrouve à enseigner en troisième année. » Et pourtant, les religieuses ont fait d’énormes efforts pour être à la fine pointe de la pédagogie. « Elles ont 71 doctorats, 265 maîtrises, 1165 licences, énumère Mme Dumont. Leurs ordres les envoyaient étudier en Europe, aux États-Unis. Et on prétend qu’elles ne sont pas compétentes. » Un tabou entoure toutefois la question. « Les religieuses disent les choses à mots très couverts. Elles ont un charisme de service, il ne leur viendrait pas à l’idée de se plaindre de l’injustice dont elles sont victimes. Les directeurs d’école et les syndicats s’unissent pour leur montrer la porte. »

À la rescousse des polyvalentes

PHOTO FOURNIE PAR LE PENSIONNAT DU SAINT-NOM-DE-MARIE

Classe de sœur Madeleine de France en 1956 au pensionnat d’Outremont

Le remplacement des religieuses par des hommes au sein de l’administration scolaire n’est pas seulement dû au sexisme de l’époque : l’objectif était aussi de laïciser le Québec, même si les religieux, qui étaient vus avec plus de respect, ont pu conserver leur poste. Mais l’État doit parfois faire appel d’urgence aux religieuses pour gérer les problèmes dans les nouvelles polyvalentes. « À la polyvalente Jeanne-Mance, on doit demander à une religieuse des Saints Noms de Jésus et de Marie de redresser la situation après que la direction laïque s’en révèle incapable, dit Dominique Laperle, professeur au Pensionnat du Saint-Nom-de-Marie (PSNM) à Outremont et auteur d’une biographie du PSNM publiée à son centenaire en 2005. Des religieuses de l’école de musique Vincent-d’Indy sont sollicitées pour redresser le Conservatoire de Rimouski. On s’attendait à ce que les religieuses prennent leur retraite ou démissionnent, mais parfois on a besoin d’elles. » Pire, l’école normale située dans le pavillon que venaient de construire les Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie (SSNJM) est devenue une faculté d’éducation, dans le pavillon Marie-Victorin de l’Université de Montréal.

À la tête des hôpitaux

La situation était similaire dans les hôpitaux tenus par des religieuses, même si leur nombre dans l’administration est plus restreint. « Quand le gouvernement a décidé de donner un salaire aux religieuses qui dirigeaient des hôpitaux laïcisés, des hommes, et quelques femmes, sont arrivés pour avoir ce salaire et les remplacer », dit sœur Claire Houde, des sœurs de la Providence, qui a été témoin de la cession de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, aujourd’hui Louis-Hippolyte-Lafontaine, en 1973. « Je commençais à l’époque. […] Les esprits qui arrivaient au C.A. n’avaient plus les valeurs de respect du patient, mais des idéologies politiques, économiques et syndicales », affirme-t-elle. Quels exemples de manque de respect envers les religieuses peut donner sœur Houde ? « On venait de construire deux maisons pour les religieuses qui travaillaient avec les patients, elles ont toutes dû abandonner les patients, on a vendu les maisons. » Ce ne sont pas seulement les religieuses qui écopent, selon Marie-Claude Thifault de l’Université d’Ottawa. « À Albert-Prévost, on montre la porte à Charlotte Tassé, une infirmière qui était directrice générale. Les jeunes psychiatres qui ont des ambitions politiques, qui vont devenir ministre comme Camille Laurin, ne tolèrent pas les femmes. Ils disent que les religieuses ne veulent pas avoir des soins modernes, mais elles réclament depuis longtemps les fonds pour faire les réformes qui finalement sont financées dans les années 70, les cliniques externes, par exemple. C’est la même chose à Sainte-Justine, les femmes laïques qui dirigent depuis la fondation se font tasser. » Micheline Dumont associe cette offensive à la fin de la gratuité du travail des femmes. « On a accepté la compétence féminine quand elle était anonyme et gratuite, mais dans l’administration des hôpitaux, on ne semble pas accepter qu’elle soit associée à un salaire de cadre, dit Mme Dumont. C’est une entreprise généralisée pour mettre les femmes en état d’autorité à la porte. »

Rétrogradation et vocations

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Trois communiantes et une religieuse au pensionnat d’Outremont

Plusieurs chercheuses estiment que la crise des vocations aurait été beaucoup moins grave si les religieuses avaient pu continuer à jouer un rôle dans les écoles et les hôpitaux. « On leur a enlevé leur rôle social », dit Mme Dumont. Mme Thifault évoque les multiples raisons de choisir la vie religieuse. « Des fois, c’était pour avoir une carrière, un rôle social, autant que par foi catholique. Quand on enlève ces possibilités de fonction sociale, ça devient moins intéressant. » Cependant, Aline Charles note que dans les hôpitaux, les religieuses sont de plus en plus cantonnées dans les rôles d’administration à partir des années 50, plutôt que dans les soins (dont les postes étaient occupés par des laïcs par manque de main-d’œuvre religieuse).

Modestie et exemple

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La chapelle du pensionnat d’Outremont en 1944

Les religieuses, avec les valeurs de modestie qu’elles inculquaient aux jeunes femmes, avaient-elles une influence rétrograde ? « C’est vrai, elles avaient une autre conception des relations entre sexes, dit Louise Bienvenue de l’Université de Sherbrooke. Mais en même temps, ces jeunes femmes voyaient des femmes qui enseignaient la science, la philosophie. C’étaient des modèles inspirants. »

Le club des collèges classiques

Au fil des ans, les collèges classiques féminins ont fermé, mais ceux des religieux ont souvent été transformés en cégeps. « Les politiciens sont tous passés par ces collèges classiques, ils s’arrangent pour les transformer en cégeps privés, dit M. Laperle du PSNM. En région, les couvents qui faisaient tout depuis le primaire jusqu’au collège classique sont fermés. » Cela dit, deux cégeps, Ahuntsic et Rosemont, tirent leur origine de collèges classiques féminins, l'Institut Cardinal-Léger dans le cas de Rosemont et le collège Marie-Anne dans le cas d'Ahuntsic. Selon M. Laperle, le terrain du cégep Ahuntsic a été vendu à bas prix par les religieuses du collège Marie-Anne au collège jésuite Saint-Ignace et à deux écoles techniques masculines devant former le cégep Ahuntsic, le collège Sainte-Anne devant continuer ses opérations à côté de la nouvelle institution. Mais le cours classique a été aboli et le collège Sainte-Anne a dû être cédé à la commission scolaire. « Les sœurs ont donc été tassées du projet! » dit M. Laperle.

En chiffres

55 %

Proportion de femmes à la direction d’écoles primaires au Québec en 1960

33 %

Proportion de femmes à la direction d’écoles primaires au Québec en 1980

Source : Recherches féministes

Une version antérieure de ce texte indiquait que le cégep Maisonneuve était auparavant un collège classique féminin, il s'agissait plutôt du cégep de Rosemont; et ne donnait pas assez de détails sur l'origine du cégep Ahuntsic. Nos excuses.