Cela fait plus ou moins sept mois, et vous ne vous y faites pas ? Sept mois sans rassemblement, sans sortie au théâtre, sans spectacle ni simple fête, sept mois sans réunir vos proches sous un même toit : c’est long, c’est dur et c’est enrageant, même, par moments. Une sociologue, experte des liens sociaux, nous explique pourquoi ça fesse tant.

Cécile Van de Velde, sociologue à l’Université de Montréal, effectue ces jours-ci une enquête sur les « solitudes, colères et espoirs en temps de pandémie ». Une enquête qualitative menée auprès d’une cinquantaine de jeunes (18-30 ans) de Montréal, de Rimouski, de Trois-Rivières et de la Gaspésie, question de cerner leurs émotions, explique-t-elle en entrevue.

« Quels sont leurs ressentis en matière d’expérience, qui souffre de solitude et pourquoi ? Qui vit de la colère et chez qui y a-t-il de l’espoir ? » Seule une dizaine d’entretiens ont à ce jour été compilés, mais déjà, certaines hypothèses se confirment : sans surprise, oui, la solitude est en augmentation « très » forte. « Mais ce n’est pas ça qui est le plus dur », précise la chercheuse, par ailleurs titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les inégalités sociales et les parcours de vie. « Le plus dur, enchaîne-t-elle, c’est l’annulation des rêves, le sentiment d’impuissance, l’idée de s’être construit une vie et de devoir encore s’ajuster. »

Vous vous reconnaissez ?

« Oui, on souffre de solitude, mais le plus dur, c’est ce sentiment d’impuissance », insiste Cécile Van de Velde. Un sentiment qui peut en outre générer une « rage », voire une « colère sourde » : « on peut-tu être les acteurs de nos propres vies ? », paraphrase-t-elle.

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Cécile Van de Velde, sociologue à l’Université de Montréal

Se rassembler, c’est prouver qu’on est en vie

Car c’est un fait : l’absence de rassemblements, de sorties culturelles ou de sorties tout court relève certains jours de l’absurde. Comme si on avait tous ensemble mis nos vies sur pause. En même temps. À reculons. Et soyons francs, de plus en plus contre notre gré, voire franchement à contrecœur.

Pour cause, explique la sociologue, les bienfaits de ces moments en groupe, cette « coexistence » dans le jargon, sont notoires. « C’est cet “être ensemble” qui nous permet d’avoir des témoins de notre vie, explique-t-elle. Même en allant simplement au café, cette coexistence silencieuse est témoin de notre vie. »

Sans ces sorties au café, donc, à part le bonheur de la consommation, point de témoins. Sans cette virée au musée ou cette sortie à l’opéra non plus. « Ce qui est dur, c’est la perte de témoins », répète-t-elle. Et avec le temps, non, ça ne s’atténue pas. Au contraire. Avec les semaines, les mois et les restrictions sans fin, « il y a un vide qui s’accentue ». Or qui dit vide, absence de témoins, dit surtout « inexistence », avance Cécile Van de Velde.

Il y a un sentiment d’inexistence, de ne pas exister assez vis-à-vis des autres.

Cécile Van de Velde, sociologue à l’Université de Montréal et experte de la solitude et des liens sociaux

D’où la frustration, vous l’aurez compris. Parce que par l’intermédiaire de tous ces rassemblements, que ce soit des spectacles d’humour ou de musique, l’énergie des corps, des foules, « exultent certaines émotions », renchérit la sociologue. C’est prouvé, démontré, analysé. On vit un moment ensemble, on partage des émotions avec des gens qu’on ne connaît pas forcément (des liens dits « intermédiaires »), on est « témoins, ensemble, de quelque chose », et tout cela contribue à accentuer notre sentiment d’appartenance non seulement à notre ville, mais aussi à notre société, même à notre « humanité », dit-elle. « Souvent, dans la solitude, les gens se sentent hors du monde. Or, au théâtre, par exemple, on est dans le monde, dans un flux, cela nous raccroche au flux de la ville, au flux de là où l’on est. »

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Place des Festivals durant les Francos 2019

Essentiel à notre « humanité »

Bien entendu, ce ne sont pas ces liens « intermédiaires » qui sont les plus forts pour contrer la solitude. On s’entend sur le fait que les liens « significatifs » (ces gens sur qui l’on compte et qui comptent aussi sur nous) sont encore plus essentiels. N’empêche. Ces liens « intermédiaires », ceux tissés dans une foule, donc, au théâtre ou même au resto, sont eux aussi « très importants », insiste Cécile Van de Velde. Pourquoi ? « Parce qu’à terme, on a besoin d’exister vis-à-vis des autres. » Sans quoi on disparaît à petit feu, pour s’enfermer dans un « huis clos » de plus en plus subi. Bref, de plus en plus souffrant. Une souffrance de laquelle naît ce fameux sentiment d’« impuissance ».

Fait à noter, toutes ces sorties culturelles et autres loisirs ne servent pas qu’à nous prouver qu’on existe aux yeux des autres. Ils structurent en prime notre temps, ajoute la sociologue. Ils ponctuent nos semaines, nos mois, nos années. « Et c’est très important pour la santé mentale d’être structuré et d’être dans ce pouls collectif. » La routine, vous vous souvenez ?

Sinon quoi ? « Sinon, on s’enferme dans la solitude. Bien sûr, on peut se rattraper ailleurs, dans le virtuel, notamment, mais ce n’est pas pareil », concède ici Cécile Van de Velde.

Alors quoi ? Sommes-nous tous condamnés, pandémie oblige, à cette impuissance ? Pas forcément. Ou du moins, temporairement.

Bien que nous traversions ces jours-ci (ou ces mois) une épreuve non seulement « relationnelle », mais aussi « existentielle » (en plus d’être « historique »), dit-elle, reste que ces rassemblements relèvent de nos « besoins essentiels », conclut-elle. « Ils sont essentiels à notre humanité. […] On va réussir à se reconnecter autrement. […] Et dès qu’on va rouvrir un peu, on va réinvestir ces espaces. Pas de la même façon, parce que le monde pré-COVID-19 est derrière nous, mais c’est tellement essentiel et humain, qu’on va les faire revivre [ces espaces]. » Reste à savoir quand…

Le manque de social au petit écran

Parlant de manque de social et surtout de solitude, Netflix vient de lancer une série pile-poil sur le sujet : Social Distance, huit courtes histoires de quarantaine en ces temps de pandémie, produite par nulle autre que Jenji Kohan (Orange Is the New Black, Weeds). Le ton franc et les rebondissements sont au rendez-vous, émotions en prime, avec des incursions courtes, mais non moins intenses au cœur d’une foule de réalités variées, par écrans interposés (bref, impossible de ne pas s’y retrouver) : des funérailles en FaceTime (bisbille familiale incluse) aux jeunes parents frappés par la maladie (touchants de sincérité), en passant par la drague des ados en mode réseaux sociaux (et accéléré), sans oublier la très divertissante (et tendre) dispute d’un couple gai en mal de piquant. Une série en somme touchante qui a le mérite de nous faire sentir moins seuls (pépins technos et tête-à-tête avec une plante compris), qui devrait vous tirer une larme et assurément plusieurs fous rires.