Le son de la vibration des aiguilles résonne entre les murs de pierre de la bâtisse historique de la rue Saint-Paul, dans le Vieux-Montréal. Dans le vaste studio, les artistes à l’œuvre sont concentrés sur leur canevas. Au fond de la majestueuse pièce à la décoration éclectique, David Peyote marque de teintes de rouge le bras de l’un de ses fidèles collectionneurs.

« C’est vraiment de l’art. Et un tattoo, ça ne s’efface pas. Une toile que tu n’aimes pas, tu recommences. Mon tatouage que David est en train de faire, s’il ne l’aime pas, il n’enlèvera pas mon bras ! C’est pour la vie », illustre le Sherbrookois Olivier Bergeron, pendant que l’artiste colore minutieusement les tentacules d’une pieuvre autour de son coude. Son bras gauche est presque entièrement recouvert des œuvres de l’artiste montréalais.

« Ça faisait 15 ans que je voulais me faire tatouer quelque chose, mais je ne savais pas quoi. Et quand j’ai découvert le travail de David, j’ai su que ce serait ça. Je trouve ça original, coloré, unique. »

La réputation de David Peyote – de son vrai nom David Côté – n’est plus à faire. Son style surréaliste, ses lignes géométriques, ses couleurs vibrantes, parfois psychédéliques, charment les adeptes du monde entier et l’ont mené aux quatre coins de la planète.

Lorsqu’il est à Montréal, au studio Imperial Tattoo Connexion, la moitié de sa clientèle provient de l’extérieur de la province. La veille de l’entrevue, il avait consacré sa journée à un client américain venu expressément de la Californie pour immortaliser son art sur sa peau.

« Je suis chaque fois ébahi de voir qu’il y a des gens qui investissent autant de temps pour se faire tatouer par moi. Ça ne me rentre pas dans la tête, c’est fou », confie le tatoueur de 26 ans avec un sourire mêlant gratitude et timidité.

Le graphiste de formation aime colorer la chair de ses palettes de couleurs éclatantes qui transportent celui qui les regarde tantôt dans la nature, tantôt dans l’espace, souvent dans un monde imaginaire inspiré des effets du peyote, ce petit cactus produisant de la mescaline aux propriétés hallucinogènes.

Le tremplin glissant d’Instagram

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Luka Lajoie, tatoueur et propriétaire du studio The Arts Corporation, à Montréal.

Luka Lajoie, propriétaire du studio The Arts Corporation, à Montréal, est reconnu mondialement pour ses représentations ultraréalistes, tellement réussies que l’on croirait souvent qu’il s’agit d’une photo. Des images de sa reproduction du joueur de basketball LeBron James ont d’ailleurs fait le tour du monde il y a quelques semaines.

Son travail fascine plus de 250 000 personnes sur Instagram (@lukalajoie). Une notoriété inestimable.

« J’ai pris [les réseaux sociaux] super au sérieux, dès le départ. Quand tu es un artiste – que tu fasses du bon ou du mauvais travail –, s’il n’y a pas d’audience pour le voir, tu ne prends pas de valeur. C’est presque ça, la monnaie d’échange de l’art, maintenant. »

Le « luxe d’avoir une grande audience » lui donne l’avantage d’être sélectif et lui permet de se concentrer sur de grandes pièces qu’il réalise en plusieurs séances.

« En étant plus sélectif sur les projets, ça nourrit beaucoup plus ce que moi, j’aime faire. Je me force plus. Ça me donne du contenu pour les réseaux sociaux, l’audience grandit, la valeur aussi, et ainsi de suite. »

David Peyote est aussi l’un des tatoueurs les plus suivis au Québec. Son compte Instagram @thedavidcote a pas moins de 301 000 abonnés. Depuis 10 ans, les réseaux sociaux ont complètement changé l’univers du tatouage. Pour le meilleur – « on s’en sert comme un outil de promotion et ça nous donne aussi une mesure du nombre de fans de notre travail » – et pour le pire.

« L’artiste peut ajuster son contenu pour plaire exactement à ses abonnés, à ce que le data démontre, a observé David. Ça peut être assez destructeur parce qu’il y en a vraiment beaucoup dont la carrière est basée sur ce que les gens attendent d’eux. Le down side des réseaux sociaux sur l’artiste moderne, c’est ça », explique David Peyote.

« Ça reste un outil, finalement, mais j’essaie de ne pas trop avoir le rock star syndrome », dit l’artiste, qui tente de cultiver le détachement par rapport aux attentes virtuelles.

La vie de tournée

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Il reste que pour ces tatoueurs à la renommée internationale, la vie n’est parfois pas si loin de celle des stars du rock. Pour faire briller leur art par-delà les frontières, ils sont nombreux à participer à d’importants congrès sur le tatouage – environ 30 000 personnes visitent le Mondial du tatouage de Paris chaque année –, ou à s’installer quelque temps dans des salons de tatouage à l’étranger (des collaborations ou guest spots, dans le jargon).

« Avant, je faisais beaucoup de voyages, beaucoup de conventions. Ça a aidé à populariser mon art autour du monde », explique David, dont la conjointe Saska est aussi la gérante et l’assistante de son studio.

« On part les deux ensemble et on vit la grosse vie de tournée. On planifie toute la logistique, les lieux, les vols. C’est comme booker des venues. Tu orchestres une tournée planifiée au quart de tour. »

Le couple a fait « une tonne de pays ». Il part plusieurs semaines, parfois quelques mois. En tournée, David travaille dans un studio comme artiste invité durant six jours ; la septième journée, ils se déplacent, puis ils prennent une journée de congé. Et ça recommence.

« On change de ville chaque semaine. Des fois, ça devient rough sur le body. Mais c’est trépidant. »

Le couple compte maintenant se poser pour quelque temps à Montréal, puisqu’il ouvrira dans les prochaines semaines Velours, un collectif d’artistes dans le quartier Saint-Henri, où une agence de design et une boutique côtoieront l’univers du tatouage.

La mode passe, le tatouage reste

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Sur sa chaise, David accueille des gens de toutes les sphères de la société. Il a pratiqué son art sur des corps de neurochirurgiens, d’avocats, de machinistes, d’enseignants, de chefs d’entreprise…

Depuis une dizaine d’années, le nombre de personnes à marquer leur corps d’encre indélébile a explosé. David, qui vit de son art depuis huit ans, a été témoin du moment charnière. C’est, estime-t-il, en 2014, quand le joueur de soccer chouchou David Beckham a exhibé ses tatouages dans des publicités, notamment pour H&M et Calvin Klein.

« Ç’a été un vrai boom dans les shops de tattoos. Les gens entraient et voulaient tous une manche [un bras couvert de tatouages] comme David Beckham. Ensuite, il y a eu le lion sur un doigt de Cara Delevingne. Ça aussi, ç’a été un tournant. »

Saska se met à rire en racontant que David a tellement tatoué de lions à cette époque qu’il en avait la nausée. L’aigle sous les seins de Rihanna a aussi donné une nouvelle envolée aux tatouages dans la culture populaire. N’empêche, David a préféré trouver son style bien à lui plutôt que de suivre les courants dominants – « tout ce qui veut dire mode veut dire qu’à un moment donné, ça se démode ».

« J’essaie d’être perméable au passage du temps, confie David Peyote. J’ai lu une citation pleine de sens qui disait : “Le jour où tu te mets dans un style, c’est le jour où tu te mets une date d’expiration.” »