(Beyrouth) « Je ne peux même pas exprimer avec des mots le sentiment de colère qui m’anime. On est ici à agir parce que sinon, on va éclater. Assez, c’est assez. »

Comme des centaines de personnes, l’artiste de 29 ans Noel Keserwany, qui écrit notamment des chansons politiques pour dénoncer la corruption, se trouvait devant le port de Beyrouth, mardi soir, pour marquer la première semaine passée après l’explosion ayant fauché plus de 170 vies et fait plus de 6000 blessés.

Les cloches des églises et les chants des muezzins des mosquées ont retenti à 18 h 08, heure de la déflagration. Le moment où le Liban a chaviré.

PHOTO GORAN TOMASEVIC, REUTERS

Les drapeaux au cèdre flottaient au vent, mardi.

Les drapeaux au cèdre flottaient au vent. La tâche des pompiers, dont plusieurs ont péri dans la deuxième explosion, a été saluée à coups d’applaudissements.

« Je suis venu ici pour être en solidarité avec mon peuple et pour honorer les gens perdus », a noté Amin Saad, du sud du pays.

C’est un moment très important dans notre histoire, nous devons prendre une décision et dire non à notre classe politique corrompue.

Amin Saad

Derrière l’homme de 28 ans aux petites lunettes, les immeubles aux fenêtres éclatées et au métal tordu portent les cicatrices de l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, entreposées dans le port pendant plusieurs années.

PHOTO HUSSEIN MALLA, ASSOCIATED PRESS

A 18 h 08 mardi à Beyrouth, une foule, en pleurs et en colère, a rendu hommage aux victimes de l’explosion qui a dévasté la capitale libanaise il y a une semaine. Sur notre photo, la femme de l’un des dix pompiers tués dans les explosions du 4 août.

Les Libanais ne décolèrent pas. Des documents ont révélé l’avertissement qui aurait été donné par la sécurité libanaise en juillet au premier ministre et au président contre les dangers de ce produit explosif abandonné à cet endroit névralgique.

« Est-ce que c’était douloureux ? »

« Le peuple veut la chute du régime », a scandé la foule bigarrée, composée d’hommes, de femmes, de jeunes, de vieux, de musulmans et de chrétiens.

Chaque victime a été nommée.

Parmi ces noms, Magida Saadeh Kassab, morte à l’âge de 52 ans. Pour sa fille, Melvine Kassab, rencontrée lundi, le temps s’est arrêté il y a une semaine.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Melvine Kassab avec sa mère, Magida Saadeh Kassab, morte à l’âge de 52 ans

« Je suis fâchée et dévastée, a exprimé la femme de 24 ans. J’ai beaucoup de questions dans ma tête. Comme qu’est-ce qui s’est passé, comment ça s’est passé ? Est-ce que c’était douloureux ? »

Comme chaque jour, Magida Saadeh Kassab était au chevet de sa mère souffrant d’un cancer au stade avancé, à l’hôpital Saint-Georges de Beyrouth, le 4 août dernier. C’est elle qui la nourrissait.

L’hôpital a été lourdement endommagé par l’explosion.

Melvine Kassab était en route vers les montagnes du nord du pays lorsqu’elle a senti le choc de la déflagration. Incapable de joindre sa mère par téléphone, elle a rebroussé chemin avec son père, venu la retrouver.

« Ça nous a pris une éternité pour arriver », a dit, doucement, la jeune femme aux grands yeux noisette. Près de deux heures après l’explosion, ils ont laissé la voiture sur un pont non loin pour courir jusqu’à l’hôpital.

C’était comme une zone de guerre, il n’y avait plus rien. Il y avait beaucoup de blessés.

Melvine Kassab

Ils ont monté les escaliers jusqu’au sixième étage, où se trouvait la chambre de sa « têta », sa grand-mère, qui a survécu à l’explosion.

Dans le noir, ils se sont frayé un chemin parmi les débris et les morceaux de plafond tombés au sol. C’est là que Melvine a vu sa mère, ensanglantée, visiblement morte.

« Le pilier de la famille »

« Elle était comme ma meilleure amie », a confié la jeune femme, qui porte le jonc maternel autour du cou.

« N’importe qui serait tombé sous son charme et sa gentillesse », a témoigné Laure Raphael, grande amie de celle qu’elle appelait « Magda » depuis 21 ans.

Les deux femmes se parlaient chaque jour. « Elle souffrait beaucoup à cause de sa maman », a dit Mme Raphael.

Femme au foyer, mère dévouée pour son fils et sa fille, elle était « le pilier de la famille, elle faisait tout », a souligné son amie.

« Son mari a appelé mon mari et il a dit que sa femme était morte, a raconté Mme Raphael. J’ai dit non, j’ai cru que c’était sa maman. Qui aurait pensé que c’est elle qui mourrait avant sa mère ? »

Magida Saadeh Kassab avait de la famille à Ottawa, où une cérémonie liturgique a eu lieu en son honneur vendredi dernier.

Des conséquences

Mardi soir, non loin de la statue de l’Émigré libanais, face au port, les centaines de personnes réunies voulaient honorer la mémoire des victimes, mais aussi demander des comptes.

« Ça n’aurait pas dû arriver, a dénoncé Sarah Hanbali, étudiante. Il devrait y avoir des conséquences. J’espère qu’ils auront ce qu’ils méritent. »

Dareen Shreif était venue de la Bekaa pour participer au nettoyage, ramassant des matières pour le recyclage. « Nous avons besoin de s’aider les uns les autres, a dit la femme de 23 ans. Une main seule ne peut pas frapper des mains. »

Karma Jammoul étudie en biologie, en France. Beaucoup de gens ont perdu espoir, a dit la jeune femme de 21 ans. « C’est nous, les jeunes, qui sont touchés, a-t-elle précisé. On est obligés de quitter le pays pour avoir un avenir. On voudrait continuer ici, on a tous rêvé de continuer ici. »

PHOTO FELIPE DANA, ASSOCIATED PRESS

Pour la quatrième nuit consécutive, les heurts ont repris entre des dizaines de manifestants et les forces de l’ordre près du siège du Parlement à Beyrouth.

Après l’hommage aux victimes, des manifestants ont convergé vers le centre de la ville, où ont lieu chaque soir, depuis quatre jours, des affrontements entre les protestataires et les forces de l’ordre.

« Nous pensions que nous n’avions plus rien à perdre, mais maintenant, nous n’avons vraiment plus rien, nous n’arrêterons pas », a ajouté Noel Keserwany.