En France, la grogne des agriculteurs ne s’apaise pas. Dix jours après le début de la crise, des centaines de tracteurs ont encerclé Paris lundi en guise de ras-le-bol. Certains parlent déjà des nouveaux gilets jaunes. Faut-il nuancer ? Dominique Andolfatto, professeur à l’Université de Bourgogne, expert des mouvements sociaux et auteur du livre Anatomie du syndicalisme, explique les raisons de la colère.

D’où part cette crise dans le monde agricole ?

Il y a des raisons diverses. Une nouvelle taxation sur le carburant. Des difficultés liées à la sécheresse. Une nouvelle maladie bovine venue d’Espagne. Sans parler de toutes ces normes contraignantes qu’on impose aux agriculteurs.

Imposées par qui ?

L’Union européenne (UE) impose les normes. Mais il y a un débat sur le fait que la France les « surtranspose », ou les alourdit. Les agriculteurs français sont donc obligés de produire à un coût plus élevé et, du coup, la grande distribution va acheter pour moins cher des produits à l’étranger, où les normes sanitaires sont moindres. Les agriculteurs français disent qu’ils ne sont pas capables de rivaliser en termes de prix avec cette agriculture internationale qui est américaine, argentine ou canadienne. Ils considèrent que c’est de la concurrence inégale.

De quelles normes s’agit-il ?

Beaucoup de choses, pêle-mêle. Le recours aux produits phytosanitaires est beaucoup plus contraint qu’autrefois. Il y a des normes concernant l’épandage du purin. Il y a des normes autour des haies qui limitent les champs, qui ont été supprimées et qui doivent être reconstituées pour retenir l’eau et éviter la sécheresse. Les agriculteurs disent qu’on leur impose 14 normes différentes autour de cette question. Il y a aussi cette politique européenne qui impose que 4 % des terres soient mises en jachère. Ça paraît peu dans l’absolu. Mais un agriculteur vous dira que s’il a 200 hectares, ça lui fera une perte de revenus considérable. Pour certains, c’est un sacrifice assez important.

Vous parlez de « surtransposition » en France des normes européennes. Comment expliquer cet excès de zèle ?

Officiellement, il y aurait plus de 30 000 fonctionnaires en France qui s’occupent d’agriculture. Peut-être qu’ils ont envie de faire quelque chose… je ne sais pas [rires] ! C’est un problème de suradministration très français. L’administration administre, donc elle va se montrer draconienne dans la mise en œuvre des normes.

Cette révolte du monde paysan, c’est un mouvement spontané ou organisé ?

Spontané à la base, en ce sens qu’il n’a pas été porté au départ par les organisations syndicales, mais par de petits exploitants dans le sud-ouest de la France. Ça lui donne une coloration plus vindicative. Plus déterminée. C’est quelque chose qui est dans les tripes. Mais le syndicat principal, la Fédération nationale des syndicats d’exploitation agricole (FNSEA) a très vite repris la main et encadre maintenant le mouvement. Je pense qu’elle a envie que le fleuve rentre dans son lit. Mais ce n’est pas si facile. Pour l’instant, on est encore dans la surenchère.

On parle des nouveaux gilets jaunes. Qu’en pensez-vous ?

Il y a des points communs et pas mal de différences. Le point commun, c’est qu’une des origines du mouvement est cette nouvelle taxation sur le carburant. Avec les gilets jaunes, il y avait aussi cette dimension rurale. Comme les agriculteurs, ils coupaient les routes, ils occupaient des ronds-points. La différence, c’est que c’est quand même un mouvement corporatiste. Les gilets jaunes, c’était beaucoup de catégories assez mal organisées, il y avait beaucoup d’improvisation, c’était plus hétéroclite. Là, il y a quand même un contrôle par le syndicalisme agricole. Il y a aussi des agriculteurs qui sont des grands patrons, des employeurs d’entreprises. Les gilets jaunes, c’était plutôt la France des petits, des oubliés.

Qu’attendent-ils du politique ? Le nouveau premier ministre, Gabriel Attal, a déjà annoncé quelques mesures, mais rien pour calmer le jeu.

Il y a des transactions en ce moment sur la question des normes. Attal a déjà promis d’en revoir certaines à la baisse. Il y a des demandes également sur la question du revenu. Que les agriculteurs puissent bénéficier d’une espèce de revenu minimum garanti, parce que certains, vu le contexte, ne se versent pas de salaires, ou ont des salaires très faibles. On parle de 500 à 600 euros par mois. Les statistiques officielles disent qu’un agriculteur français sur cinq serait en dessous du seuil de pauvreté.

On parle aussi d’une profession où le risque de suicide est 43 % plus grand que dans le reste de la population. Le malaise est très grand…

Je pense que, sous-jacent à tout ce débat, il y a le fait que le modèle agricole français est en train de se transformer. C’est-à-dire que, petit à petit, on s’oriente vers la remise en cause du modèle de l’exploitation familiale. Est en train d’apparaître ce qu’on pourrait appeler une « ferme-firme », c’est-à-dire que l’agriculture devient le fait de la grande entreprise, qu’il y a une financiarisation de l’agriculture, que ce sont des groupes industriels qui louent des terres, qui ont des milliers de bovins, qui exploitent de grandes surfaces agricoles. C’est une agriculture qui est très capitalistique… Je pense que l’agriculteur se rend bien compte qu’il ne peut pas continuer à exploiter la terre comme il l’a fait jusqu’à présent. Il faut changer les pratiques agricoles. Le vieux modèle est encore présent, mais c’est un peu la fin d’un monde en quelque sorte.

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