(Braga (Portugal)) Répétition hebdomadaire au conservatoire de musique de Braga. Dans une grande salle au deuxième étage, une quarantaine de jeunes musiciens et musiciennes s’acharnent sur leur partition, en suivant les consignes du maestro.

A priori, un orchestre on ne peut plus classique, avec ses violons, ses cuivres et son piano. Sauf que la musique n’a rien de très occidental et qu’on peut y entendre des sitars, des rubabs et des tablas, instruments plus répandus en Asie centrale qu’au Portugal.

Voilà plus de deux ans que l’Afghanistan National Institute of Music (ANIM) a quitté l’Afghanistan d’urgence pour fuir les talibans. L’incroyable histoire de cet exil a été racontée dans le documentaire de Sarah El Younsi, Keeping the Music Alive, diffusé l’an dernier au Festival du film sur l’art de Montréal.

Mais on sait moins comment cette école de musique mixte, constituée de mineurs et de jeunes adultes, a réussi à faire son nid à Braga, troisième ville du Portugal, et à faire face aux défis du déracinement.

Digne d’un James Bond

En Afghanistan, la musique est interdite par les talibans. Quand ce régime islamique a repris le pouvoir à la fin de l’été 2021, les musiciens ont été obligés de cesser leurs activités ou de fuir le pays, sous peine de représailles.

Situé à Kaboul, l’ANIM était une cible prioritaire pour les extrémistes, d’autant plus que plusieurs jeunes femmes y étudiaient. L’école a été victime d’une attaque à la bombe en 2014 et son directeur, Ahmad Sarmast, grièvement blessé dans l’attentat. En 2020, des services secrets étrangers l’ont prévenu de menaces plus sérieuses. « On était en première ligne pour promouvoir les valeurs démocratiques et le combat contre l’extrémisme à travers l’art », dit-il de l’Italie, où il est actuellement en tournée avec son orchestre.

On savait que les talibans allaient tout faire pour réduire notre communauté au silence et mettre les espoirs, les rêves et même la vie de nos élèves en danger.

Ahmad Sarmast, directeur de l’Afghanistan National Institute of Music (ANIM)

La suite relève quasiment d’un James Bond. Aidé par le Qatar, M. Sarmast est parvenu à organiser en catastrophe la fuite de son école, 275 personnes au total, élèves, professeurs et parenté comprises. Un départ qu’on devine déchirant.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Maisam Nabizada, 21 ans, trompettiste

« Au début, je ne voulais pas partir, se souvient Maisam Nabizada, 21 ans, trompettiste au sein de l’orchestre. J’étais le dernier enfant de la famille encore en Afghanistan. Ma mère était malade. Je me disais qu’il fallait rester pour m’en occuper. Finalement, ils [mes parents] ont décidé de me laisser partir. Parce que mon avenir aurait été détruit si j’étais resté… »

Atterrissage et désaffections

Le Portugal a été le premier pays à leur tendre la main. À la fin de l’année 2021, l’école s’est ainsi retrouvée à Lisbonne et hébergée dans un ancien hôpital militaire, en attendant de clarifier son avenir. Rien pour adoucir le traumatisme de l’exil.

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Ramiz Safar, 20 ans, joue du rubab, appareil à cordes de la famille du luth, communément appelé guitare afghane.

« Ç’a été difficile, se souvient Ramiz Safar, 20 ans, joueur de rubab, la guitare afghane. On n’avait pas de maison, la langue était un obstacle. La situation était mauvaise. »

Impatients, certains ont quitté le groupe très tôt pour tenter leur chance ailleurs en Europe. M. Sarmast chiffre à environ 120 le nombre de départs dans les premières semaines, dont une quarantaine d’élèves, y compris des mineurs. « Certains voulaient rejoindre des membres de leur famille installés en Allemagne, en Autriche. D’autres pensaient avoir plus de possibilités et un meilleur système de sécurité sociale. »

Ces défections l’ont forcément déçu. « Les gens sont libres de prendre leurs décisions, dit-il, un brin amer. Mais j’espérais qu’après avoir quitté l’Afghanistan, on aurait travaillé et vécu tous ensemble, lutté ensemble pour garder notre musique en vie. D’autant plus qu’ils ont été mal informés. Ils n’ont pas été acceptés comme réfugiés et sont actuellement dans une impasse. »

Le mal du pays

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Zohra Ahmadi et Mohammad Saleh Hanif, tous deux âgés de 14 ans, pendant leur cours de sitar

La situation s’est améliorée lorsque l’école s’est installée pour de bon à Braga (dans le Nord), à l’invitation du gouvernement portugais. Mais l’intégration à la société demeure un défi pour la plupart de ces jeunes, qui doivent apprivoiser la nourriture, apprendre la langue et absorber le choc culturel…

« Ici, tout me manque », résume Mohammad Saleh Hanif, 14 ans, joueur de flûte et de sitar. « Ce fut vraiment un choix difficile », ajoute sa collègue Zohra Ahmadi, trompettiste et joueuse de sitar. Zohra, 14 ans, a quitté l’Afghanistan avec son oncle et sa cousine, et dit parler à ses parents « aussi souvent que l’internet le permet ». Mais elle admet avoir le mal du pays. Comme Mohammad Saleh, elle doit composer avec le traumatisme de l’exil et du déracinement.

Ce sont des petits qui ont grandi très vite. C’est difficile d’imaginer ce qu’ils ont vécu. Ils m’appellent maman. Ils communiquent beaucoup parce qu’ils ont besoin d’être en contact.

Zulmina Querinos, gardienne au conservatoire de Braga

Porteurs de tradition

Dans ce concert de nostalgie, la musique est un baume. Le plaisir de jouer atténue les regrets et les garde dans le moment présent. Ils sont parfaitement conscients du privilège qu’ils ont de pouvoir apprendre et poursuivre leur développement musical. « Je ne pourrais rien faire si je retournais en Afghanistan maintenant, constate Zohra. C’était important [de partir] si je voulais étudier et survivre. »

Conscients, aussi, d’être porteurs d’une tradition et acteurs d’une importante opération de sauvegarde patrimoniale. Ces jeunes ne le disent peut-être pas précisément. Mais quand on leur demande quel est leur rêve, tous et toutes disent « vouloir retourner en Afghanistan pour enseigner la musique », une fois que les talibans seront partis.

« C’est une chose sur laquelle nous insistons beaucoup, souligne Ahmad Sarmast. Je ne veux pas parler pour eux. Mais à ma connaissance, ils sont manifestement conscients de leur responsabilité de sauvegarder une culture musicale. »

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Abishek Adhikany donne son cours de sitar dans une petite salle du conservatoire de Braga.

Plus qu’une responsabilité, c’est un devoir. Ils savent que si leur pratique cesse, ils vont perdre leur tradition à plus ou moins long terme.

Abishek Adhikany, professeur de sitar

Stabilisation

Quatre-vingt-dix élèves sont toujours inscrits à l’ANIM. Les mineurs sont soutenus par le gouvernement portugais, les plus vieux, en majeure partie par des organismes de charité et des mécènes américains (Friends of ANIM).

La situation s’est aussi stabilisée. Depuis septembre, les jeunes ont officiellement intégré le système scolaire portugais, ce qui favorise les rencontres et l’intégration à la société d’accueil. Signe d’une avancée : des collaborations musicales sont en cours entre les différents orchestres de l’Institut (dont Zohra, un ensemble de 25 musiciennes exclusivement féminin) et des groupes de musique portugaise. Des concerts sont également prévus en Suisse, en Autriche, en France et au Royaume-Uni d’ici l’été pour l’Afghan Youth Orchestra, le plus gros orchestre de l’école.

« Il y avait des sentiments partagés au début, reconnaît M. Sarmast. Mais ils sont beaucoup plus motivés, inspirés et investis qu’il y a un an. » Autre bonne nouvelle : le directeur d’ANIM prévoit de faire évacuer 300 personnes supplémentaires d’Afghanistan d’ici les prochains mois, dans une optique de regroupement familial.

Et les talibans ? « Je ne suis plus trop dans leur radar, dit-il. Sauf parfois sur les réseaux sociaux, quand je suis un peu bruyant, je reçois une volée de bois vert. C’était chaud il y a un an. Maintenant, ce n’est pas si mal. Je vis, je travaille, je ne me focalise plus sur cet aspect de ma vie… »