(Londres) L’hiver dernier, dans la salle de rédaction du Financial Times, une journaliste d’enquête vedette, Madison Marriage, a eu vent d’un scoop potentiellement explosif concernant un autre journal.

Un éminent chroniqueur de gauche, Nick Cohen, avait démissionné de Guardian News & Media. Mme Marriage avait appris que son départ faisait suite à des années d’avances sexuelles non désirées et de pelotage de femmes journalistes.

Mme Marriage se spécialise dans ce type d’enquête. Elle a été primée pour avoir révélé l’existence d’une soirée mondaine de l’élite économique britannique où sévissaient des hommes aux mains baladeuses. Un magnat de la technologie a été inculpé de viol à la suite d’un autre article.

Mais son enquête sur M. Cohen, qu’elle voyait comme le début d’une réflexion sur l’inconduite sexuelle dans les médias britanniques, n’a jamais vu le jour. La rédactrice en chef du Financial Times, Roula Khalaf, a décidé de ne pas la publier, selon une douzaine de journalistes du Financial Times.

L’article n’a pas été écarté en raison de problèmes liés au reportage. Deux femmes acceptaient d’être citées et Mme Marriage avait documenté d’autres cas. Selon des collègues, Mme Khalaf a décidé que M. Cohen n’était pas un acteur assez important dans le monde des affaires pour justifier un article dans le Financial Times.

Le départ de M. Cohen et la non-publication de l’article à son sujet illustrent la relation compliquée des médias britanniques avec le mouvement #metoo. De grandes rédactions américaines ont pris le taureau par les cornes après des allégations de mauvaise conduite. Les médias britanniques n’ont rien connu de tel.

Pour Lucy Siegle, la non-publication de l’article par le Financial Times a été un coup dur. En 2018, elle avait dénoncé M. Cohen au Guardian pour l’avoir tripotée dans la rédaction. Rien n’avait été fait. Toute l’industrie se protégeait, a-t-elle conclu.

PHOTO ANDREW TESTA, THE NEW YORK TIMES

Lucy Siegle est l’une des femmes ayant accusé le chroniqueur britannique Nick Cohen d’avances sexuelles non désirées.

Mme Marriage a déclaré qu’elle ne pouvait pas commenter le processus décisionnel du Financial Times et a dirigé les questions vers un porte-parole du journal, qui n’a pas voulu expliquer les décisions internes. Mme Khalaf n’a pas répondu aux demandes d’entrevue.

Démission en janvier

Durant deux décennies, M. Cohen a été chroniqueur à The Observer, le journal du dimanche du Guardian. Il a remporté un prix prestigieux pour ses articles sur la politique de droite dans la période ayant précédé le Brexit. Son livre What’s Left a été finaliste pour le prix Orwell, la plus haute distinction britannique en matière de journalisme politique. Il avait de l’influence au sein de la rédaction et était considéré comme quelqu’un qui pouvait aider la carrière des autres.

Sa démission en janvier a été justifiée par des « raisons de santé ». Selon trois collègues et un cadre avec qui M. Cohen a parlé, le groupe de presse lui a versé secrètement une indemnité financière pour qu’il parte et il a accepté de respecter la confidentialité.

Au moment de son départ, la direction a fait l’éloge de son travail « brillant » et « incisif ».

Sept femmes ont déclaré au New York Times que M. Cohen, pendant près de 20 ans, les avait tripotées ou leur avait fait d’autres avances sexuelles non désirées. Quatre d’entre elles ont demandé l’anonymat, craignant pour leur carrière. Dans chaque cas, le Times a examiné des documents ou a corroboré leurs allégations.

Mme Siegle a déclaré que M. Cohen lui avait peloté les fesses dans la salle de rédaction vers 2001. Cinq autres femmes ont décrit des évènements similaires dans des pubs entre 2008 et 2015. L’une d’entre elles a déclaré que M. Cohen avait appuyé son pénis en érection contre sa cuisse et l’avait embrassée lors d’une rencontre pour discuter de sa carrière. Une autre a déclaré que M. Cohen lui avait proposé à plusieurs reprises de lui envoyer des photos explicites en 2018, alors qu’elle faisait de la révision non rémunérée pour lui.

« Il y a beaucoup de sexisme dans de nombreux journaux britanniques, et il semble, malheureusement, que beaucoup de femmes croyaient que le harcèlement sexuel devait simplement être enduré », a affirmé Heather Brooke, une journaliste d’enquête qui affirme que M. Cohen l’a tripotée lors d’une cérémonie de remise de prix en 2008.

Enquête tardive

Guardian News & Media a fini par enquêter sur M. Cohen, mais seulement après que Mme Siegle a raconté son expérience sur Twitter en 2021.

PHOTO ANDREW TESTA, THE NEW YORK TIMES

Les bureaux du Guardian, dans le quartier londonien de King’s Cross

Même après cela, peu de médias britanniques en ont parlé. Le Guardian a signé un accord de confidentialité avec M. Cohen. Le Financial Times n’a pas publié son article. Même le magazine satirique Private Eye n’a pas couvert son départ. Lorsqu’un lecteur a demandé par courriel pourquoi, le rédacteur en chef a répondu : « Couvrir le départ de Nick Cohen de l’Observer est évidemment plus problématique pour l’Eye que pour les autres médias que vous mentionnez, étant donné qu’il a déjà été chroniqueur pour le magazine. »

Seul The Press Gazette, un site spécialisé dans les médias, a mentionné le départ de M. Cohen.

Lors d’un entretien téléphonique, M. Cohen a déclaré qu’il n’avait pas la « moindre idée » de quoi Mme Siegle parlait dans ses accusations et s’est demandé pourquoi elle avait attendu si longtemps pour en parler. Il a affirmé que la conversation avec la réviseuse était une « plaisanterie » entre amis. Il a attribué ces accusations à une campagne menée par ses détracteurs, notamment des défenseurs de la Russie et des droits des transgenres.

Informé que sept femmes avaient signalé des inconduites sexuelles de sa part, M. Cohen s’est exclamé : « Oh, mon Dieu ! »

« Je suppose qu’il s’agit de choses que je faisais quand j’étais ivre », a indiqué M. Cohen, un alcoolique qui a cessé de boire.

Nombre de ces femmes et de leurs collègues ont été particulièrement déçus par le Guardian, qui a publié de nombreux reportages sur le mouvement #metoo. Une semaine avant la plainte de Siegle en 2018, le journal invitait son lectorat à lui transmettre des cas de harcèlement sexuel au travail.

« Nous prenons toutes les allégations de harcèlement au travail extrêmement au sérieux et visons à soutenir les victimes en toutes circonstances », a déclaré un porte-parole de Guardian News & Media dans un communiqué.

Nous avons des procédures que tout le monde peut utiliser pour formuler une plainte afin qu’elles fassent l’objet d’une enquête approfondie.

Guardian News & Media, dans un communiqué

En décembre, la rédactrice en chef du Financial Times, Roula Khalaf, a envoyé un courriel à la rédaction, l’informant des priorités de l’année à venir. Parmi celles-ci figuraient les enquêtes de Mme Marriage sur les abus de pouvoir.

Publiquement, le journal avait déclaré qu’« aucun sujet ou scandale n’était hors limites ». En privé, il y avait des limites.

Une culture masculine

Selon plusieurs journalistes, en février, Mme Khalaf a déclaré qu’elle ne publierait pas l’enquête comme un article de nouvelles et a suggéré à Mme Marriage de l’envoyer dans la section opinions. C’est ce qu’elle a fait, mais l’article n’a toujours pas été publié.

Une demi-douzaine de journalistes du Financial Times voient cela comme un exemple de la réticence à dénoncer les comportements répréhensibles au sein du secteur.

Le Financial Times, comme d’autres, est confronté à la question de l’égalité des sexes. En juin 2020, 56 collaboratrices ont écrit à Mme Khalaf pour lui faire part d’une culture masculine excluant les femmes du processus décisionnel.

Mme Khalaf s’est montrée compréhensive, selon une employée. Depuis qu’elle est devenue la première femme rédactrice en chef du journal en 2020, elle a augmenté le nombre de femmes à la direction.

Originaire du Liban, Mme Khalaf n’est pas une initiée des médias britanniques. Ses collègues l’ont décrite comme une rédactrice en chef prudente, et certains ont déclaré que l’article sur M. Cohen avait été victime d’un conflit institutionnel entre les aspirations d’investigation du journal et ses racines conservatrices et commerciales.

Quelques jours après le rejet de l’article de Mme Marriage, le journal a publié une enquête sur les accusations de harcèlement sexuel visant un ancien cadre de TikTok. Le mois suivant, il a publié 23 articles sur des accusations d’inconduite sexuelle au sein du groupe de pression du milieu des affaires britannique.

Cet article a été publié dans le New York Times

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