(Bakinskaya, Russie) Sous une neige insistante, quatre cercueils étroits récemment extirpés de l’arrière d’un camion reposent devant un prêtre orthodoxe. L’air solennel, trois fossoyeurs portant des vestes en lambeaux le regardent prononcer les derniers sacrements, les mains croisées. Une excavatrice est garée à proximité, prête à creuser d’autres tombes.

« Seigneur, prends pitié », psalmodie le prêtre en bénissant avec de l’encens les corps des soldats russes tombés au combat, sa soutane battue par un vent glacial.

Une fois ces corps descendus, quatre autres soldats morts dans des cercueils recouverts de violet reçoivent les derniers sacrements.

C’est le dernier lieu de repos de nombreux hommes qui ont perdu la vie en combattant pour la force mercenaire privée connue sous le nom de groupe Wagner, qui mène l’effort militaire russe dans la bataille qui dure depuis des mois pour la ville ukrainienne de Bakhmout.

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« Seigneur, prends pitié », psalmodie le père Dmitri en bénissant avec de l’encens les corps des soldats russes tombés au combat, sa soutane battue par un vent glacial.

Le fondateur de Wagner, Evguéni Prigojine, un magnat qui entretient une relation étroite avec le président Vladimir Poutine, a loué sa force comme étant « probablement l’armée la plus expérimentée du monde aujourd’hui ».

Mais le cimetière qui s’agrandit rapidement à Bakinskaya, une ville proche de la mer Noire, est la preuve que son armée de mercenaires – qui comprend de nombreux anciens détenus mal formés – subit d’énormes pertes sur le champ de bataille.

Un jour de semaine récent, les dépouilles de neuf hommes ont été inhumées dans ce cimetière relativement récent, créé pour les recrues de Wagner qui avaient indiqué qu’elles préféraient être enterrées là.

À la fin de l’année dernière, des militants ont été informés de l’activité accrue dans ce cimetière, qui est adjacent à un cimetière utilisé par la communauté locale. À l’époque, il contenait environ 50 tombes. Aujourd’hui, il en compte environ 300, et ceux qui observent le cimetière affirment qu’entre 4 et 8 soldats sont enterrés par jour, en moyenne ; les estimations des médias locaux sont encore plus élevées, faisant état de 16 tombes par jour.

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Une seule tombe, celle d’Andreï V. Orlov, mort le 15 décembre à l’âge de 28 ans, comportait une photo et une couronne de fleurs supplémentaire.

Presque toutes les tombes, recouvertes de neige fraîche, sont identiques, bien que parfois une fine pierre tombale musulmane se trouve en tête de la tombe, au lieu d’une croix orthodoxe. Chacune est ornée d’une couronne de fleurs en plastique dans le style du logo Wagner – rouge, jaune et noir avec une étoile dorée au milieu. Une seule tombe, celle d’Andreï V. Orlov, mort le 15 décembre à l’âge de 28 ans, comportait une photo et une couronne de fleurs supplémentaire.

Augmentation spectaculaire

Les enterrements ici ont été peu remarqués jusqu’à la fin décembre, lorsqu’un militant antiguerre, Vitali V. Wotanovski, a commencé à publier des images du cimetière, y compris les noms et les dates de naissance des morts, sur sa chaîne Telegram. Dix jours plus tard, le jour de l’An, des photos de Prigojine déposant des fleurs sur les tombes sont apparues.

Les pertes ont commencé à augmenter, selon Wotanovski, à mesure que la bataille pour Bakhmout et le village voisin de Soledar s’intensifiait.

« Depuis novembre, le nombre de morts a augmenté de façon spectaculaire », a déclaré Wotanovski, 51 ans, lors d’une interview à son domicile dans la ville voisine de Krasnodar. Dans le passé, il comptait environ quatre enterrements par jour, mais il a noté qu’un jour, récemment, il y en a eu 11.

Wotanovski, qui a passé 20 jours en détention depuis le début de l’invasion en raison de ses activités antiguerre, a une connaissance quasi encyclopédique des cimetières de sa région. Il recueille des informations auprès des résidants, tient un registre des morts de guerre enterrés dans la région et publie des photos des pierres tombales sur sa chaîne Telegram. Il a déclaré qu’informer le public sur le nom et l’identité des personnes tombées au combat était sa seule façon de protester et d’essayer de changer l’opinion publique.

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Vitali V. Wotanovski, à droite, en compagnie de son ami Viktor V. Tchirikov

« C’est le seul moyen normal et légal de dire aux gens que la guerre, c’est la mort, que c’est mal, afin qu’ils y réfléchissent en quelque sorte dans leur tête », a déclaré Wotanovski, un vétéran de l’armée russe qui a travaillé pendant des années pour l’armée comme ingénieur radio.

Selon une analyse du New York Times, bon nombre des combattants du groupe Wagner enterrés à Bakinskaya avaient été condamnés pour des crimes.

Les agences de renseignement occidentales, le gouvernement ukrainien et une association de défense des droits des prisonniers, Russia Behind Bars, estiment qu’environ 40 000 détenus ont grossi les forces russes depuis juillet – soit environ 10 % de la population carcérale du pays.

Les responsables ukrainiens ont affirmé que près de 30 000 d’entre eux ont déserté ou ont été tués ou blessés, mais ce chiffre n’a pas pu être vérifié de manière indépendante.

Certains observateurs ont émis l’hypothèse que le cimetière est un stratagème de relations publiques de Prigojine, qui cherche de plus en plus à s’attribuer le mérite de la capture du territoire ukrainien et dont on pense qu’il nourrit des ambitions politiques.

« Contrairement à la tendance générale en Russie, qui est d’essayer de minimiser les pertes humaines, Prigojine essaie de promouvoir l’héroïsme militaire et le sacrifice » de ses soldats, a déclaré Samuel Ramani, chercheur associé au RUSI, groupe de réflexion sur la défense en Grande-Bretagne, qui étudie le groupe.

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Chapelle érigée à la mémoire des membres du groupe Wagner morts au combat.

Non loin du cimetière, à 20 minutes de route le long de l’autoroute de la région, se trouve un complexe comprenant une chapelle érigée à la mémoire des membres du groupe Wagner morts au combat. Lors d’une récente visite, les portes autour de l’enceinte étaient complètement fermées. Des vidéos de Prigojine visitant le site ont montré des murs contenant les restes incinérés d’un nombre inconnu de combattants.

À 10 minutes de route se trouve la base de Molkino, qui, selon les observateurs, est un camp d’entraînement pour les soldats du groupe Wagner depuis 2015. Selon les médias russes, le ministère de la Défense a dépensé au moins 1 milliard de roubles (13,6 millions US) pour développer le centre d’entraînement.

La région de Krasnodar, qui compte la troisième population en importance des 85 régions de Russie, est celle qui compte le plus grand nombre de cas de « discrédit de l’armée russe », une accusation courante portée contre quiconque s’oppose à la guerre. Une récidive peut entraîner jusqu’à 10 ans d’emprisonnement.

Dans une affaire qui a fait les gros titres et alarmé les militants antiguerre locaux, un homme et une femme mariés ont discuté entre eux de leur opposition à l’invasion alors qu’ils dînaient dans un restaurant. Le propriétaire de l’établissement a appelé la police, qui a accusé le mari et la femme de hooliganisme mineur. La femme est en outre accusée de « discréditer » l’armée russe.

Malgré ce climat intimidant, Viktor V. Tchirikov, ami proche de Wotanovski, lui aussi vétéran de l’armée, est convaincu que le simple fait de publier des messages sur les morts finira par entraîner non seulement la fin de la guerre, mais aussi l’effondrement du système construit par Poutine.

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Au cimetière de Bakinskaya, la parcelle semble suffisamment grande pour accueillir beaucoup plus de corps.

« Savez-vous pourquoi l’Empire russe est tombé ? », dit-il dans la cuisine de Wotanovski. « À cause du nombre de cercueils qui revenaient des fronts de la Première Guerre mondiale dans les villages où vivaient les morts. »

« C’est une chose de regarder à la télévision ou sur l’ordinateur : “Oh, ils se battent là, ils tuent là”, comme dans les jeux de tir sur ordinateur, a-t-il ajouté. Mais les gens commencent à se demander : “Pourquoi on fait ça ?” quand ils voient le cercueil ou la tombe de leurs amis d’école. »

Les deux hommes ont déclaré qu’ils continueraient à compter les morts au fur et à mesure que les pertes s’accumulent. Au cimetière de Bakinskaya, la parcelle semble suffisamment grande pour accueillir beaucoup plus de corps.

« Ils vont avoir besoin d’encore plus d’espace », a déclaré Wotanovski.

Lisez l’article original du New York Times (en anglais, abonnement requis)