Le Canada avait promis de l’aider, deux fois. Il l’a plutôt abandonné à son sort dans une zone de guerre, deux fois. Après avoir réussi de justesse à fuir l’avancée des talibans en Afghanistan, l’ancien interprète de l’armée canadienne Jawed Haqmal se retrouve aujourd’hui coincé à Kiev, en pleine invasion russe, avec sa femme enceinte, ses enfants et sa famille élargie.

« J’ai fui une guerre, et maintenant, je suis pris dans une nouvelle guerre », a-t-il laissé tomber lors d’une entrevue téléphonique avec La Presse en direct de l’Ukraine, vendredi.

« C’est la même situation qu’en Afghanistan, avec des explosions, des sirènes, des routes bloquées, des gens qui pleurent et qui courent dans la rue », dit-il, entouré de ses proches.

D’origine afghane, Jawed Haqmal a travaillé comme interprète de 2009 à 2012, principalement auprès de l’armée canadienne, dans la région de Kandahar. Il était au service du Canada lorsque les membres du Royal 22e Régiment de Valcartier partaient à l’assaut des talibans dans de violents combats, lorsque leurs véhicules sautaient sur des engins explosifs improvisés au détour des routes de campagne, lorsqu’ils fouillaient des bâtiments à la recherche de caches d’armes, lorsqu’ils essayaient de gagner les cœurs de la population en construisant des routes ou des écoles.

Il portait lui-même l’uniforme canadien et savait que si les fondamentalistes religieux lui mettaient la main dessus, il risquait la mort. Lorsque les talibans ont conquis Kaboul l’été dernier, il a obtenu des papiers d’Ottawa pour s’enfuir vers le Canada avec sa famille : sept adultes, cinq enfants. Mais il n’arrivait pas à atteindre l’aéroport, se butant à des barrages talibans ou à des foules compactes de fuyards paniqués qui bloquaient le chemin.

Secourus par les Ukrainiens

Le Canada avait des membres de ses forces spéciales à l’aéroport de Kaboul, mais il a refusé de les faire sortir en ville pour aller chercher les interprètes et leurs familles. Un journaliste du Globe and Mail, qui aidait plusieurs interprètes ayant collaboré avec des médias canadiens en Afghanistan, a obtenu de l’aide de l’Ukraine, qui a envoyé ses propres soldats en mission dans la capitale afghane pour secourir le groupe et le ramener à l’aéroport. La Presse avait raconté la mission le 3 septembre dernier.

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Jawed Haqmal et les siens se sont installés à 11 dans trois petites chambres d’un hôtel de Kiev payées par le Globe and Mail. Ce devait être un bref séjour, le temps d’obtenir les papiers nécessaires pour poursuivre leur route vers le Canada et y refaire leur vie, en reconnaissance des services rendus.

PHOTO EVGENY MALOLETKA, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

De gauche à droite : le journaliste du Globe and Mail Mark MacKinnon, le fixeur Mohammed Sharif Sharaf et l’ancien interprète de l’armée canadienne Jawed Haqmal, à Kiev, le 29 août 2021

C’est alors que la bureaucratie canadienne est entrée en scène. Un mois, puis deux, puis six se sont écoulés. Le dossier était toujours à l’étude par les fonctionnaires. Au début, des militaires canadiens en mission en Ukraine venaient porter de la nourriture pour la famille à l’hôtel. Puis cette aide a pris fin. Le Canada n’envoyait rien, selon M. Haqmal.

« Ils n’ont pas fourni un seul dollar ! Je leur ai dit : “Si vous voulez qu’on reste ici aussi longtemps en attendant vos documents, donnez-nous quelque chose.” Mais on n’a rien. Je suis un quêteux, je mendie de l’argent à mes amis », déplore-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR JAWED HAQMAL

Les enfants ne comprennent pas pourquoi ils doivent demeurer à l’hôtel depuis six mois, selon Jawed Haqmal, qui attend un autre bébé dans quelques mois.

Depuis six mois, ils sont coincés dans cet hôtel, sans pouvoir travailler, aller à l’école, ni même circuler librement en ville.

Nous vivons dans la chambre d’hôtel comme des prisonniers. Nous ne pouvons pas sortir, nous n’avons pas de papiers d’identité, d’autant plus que maintenant, il y a un couvre-feu et des contrôles dans la rue.

Jawed Haqmal, ancien interprète de l’armée canadienne

« C’est très, très frustrant. Les enfants pleurent tout le temps. Ils sont en train de devenir fous, à rester dans la chambre d’hôtel toute la journée. Ils ne comprennent pas ce qu’on fait ici », dit-il.

Comme en Afghanistan

La situation est pire depuis que la guerre a éclaté en Ukraine. Sa famille croyait en avoir fini avec le bruit des armes lorsqu’elle a fui les talibans. Mais l’invasion russe l’a replongée dans un passé qu’elle préférerait oublier. « C’est la même situation qu’en Afghanistan, avec des explosions, des alarmes, des routes bloquées, des gens qui pleurent et qui courent dans la rue », affirme M. Haqmal.

Il dit avoir écrit une centaine de courriels aux autorités canadiennes depuis un mois, alors que la menace d’une invasion planait. Vendredi, il a finalement reçu une réponse lui expliquant qu’une nouvelle entrevue dans une ambassade du Canada était nécessaire afin de clarifier son dossier. Sauf que l’ambassade du Canada à Kiev est fermée à cause de la guerre. Les fonctionnaires lui ont suggéré d’essayer de se rendre dans un autre pays pour poursuivre ses démarches.

[Les fonctionnaires] ne donnent pas d’endroit où aller, c’est de la bullshit, ça n’a aucun sens. Je ne peux pas traverser une frontière sans papiers.

Jawed Haqmal, ancien interprète de l’armée canadienne

Le pire, selon lui, c’est qu’il ne peut pas présenter de demande d’asile dans un autre pays tant que sa demande initiale est encore à l’étude au Canada. « S’ils me rejetaient, au moins, je pourrais essayer de demander l’asile ailleurs », dit-il.

Cas complexe

Vendredi, une porte-parole d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a assuré La Presse que les fonctionnaires traitaient ce dossier, et les autres dossiers d’interprètes afghans, le plus rapidement possible. Car il y aurait d’autres Afghans qui se sont retrouvés coincés en Ukraine en route vers le Canada, après la chute de Kaboul.

« IRCC est au courant des cas complexes de citoyens afghans qui cherchent à se réinstaller au Canada, mais qui se trouvent actuellement en Ukraine. Le Ministère a simplifié le processus de demande pour les demandeurs de l’Afghanistan et traite ces cas le plus rapidement possible », affirme la porte-parole Julie Lafortune.

« Nous ne pouvons pas faire de commentaires sur des cas particuliers, mais il faut savoir qu’une évaluation complète de l’admissibilité – y compris un contrôle de sécurité – doit être effectuée avant qu’une décision finale puisse être rendue relativement à une demande. Certains cas sont complexes et l’étape du contrôle peut prendre plus de temps pour garantir une évaluation rigoureuse », dit-elle.