Ils étaient assez près pour se regarder dans les yeux. Le commando qui a secouru deux familles cherchant à fuir l’Afghanistan pour le Canada la semaine dernière a croisé des talibans et des combattants du groupe armé État islamique dans les rues de Kaboul, mais a refusé de se laisser intimider malgré la tension extrême qui régnait dans la capitale.

« Il y avait beaucoup de danger, partout autour », affirme Ivan (nom fictif), officier des forces spéciales de la direction du renseignement du ministère de la Défense ukrainien qui a pris part au sauvetage des 19 Afghans attendus au Canada d’un jour à l’autre.

La Presse a raconté leur histoire, mardi. Mohammed Sharif Sharaf, qui a servi de guide et d’interprète pour le Globe and Mail à plusieurs reprises, et Jawed Haqmal, ancien traducteur de l’armée canadienne, tentaient depuis longtemps de fuir l’Afghanistan avec leurs proches par peur des talibans, qui ont repris le contrôle du pays.

Ils avaient les papiers nécessaires pour venir au Canada, mais n’arrivaient pas à atteindre l’aéroport, dernier bastion tenu par l’armée américaine et ses alliés afin d’organiser les évacuations. Le groupe de 19 fugitifs avait été bloqué par les milliers de personnes devant l’aérodrome, puis refoulé à des postes de contrôle talibans. Des convois auxquels ils devaient se joindre avaient été annulés.

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Trois sorties par jour

À ce moment, les Forces armées canadiennes avaient des troupes à l’aéroport de Kaboul qui ne semblaient pas pouvoir en sortir pour secourir les deux familles en ville.

« Les troupes canadiennes ou américaines ne voulaient pas sortir de l’aéroport de Kaboul pour secourir un groupe d’interprètes et leur famille. Donc, j’ai demandé à l’Ukraine », a raconté le journaliste du Globe and Mail Mark MacKinnon, l’un des organisateurs de l’opération de sauvetage.

L’Ukraine avait aussi déployé des soldats à l’aéroport, mais elle les utilisait constamment pour aller chercher des gens à l’extérieur du périmètre sécurisé.

« Nous sortions de l’aéroport trois fois par jour, minimum », raconte Ivan, qui faisait partie du contingent ukrainien. Il a accepté d’accorder une entrevue à La Presse à la suite de l’intervention de l’ambassade de l’Ukraine à Ottawa.

Vendredi dernier, immédiatement après l’attentat à la bombe qui a tué 170 Afghans et 13 soldats américains, les soldats ukrainiens ont dit aux familles de Mohammed Sharif Sharaf et de Jawed Haqmal de les rejoindre devant un édifice à moins d’un kilomètre de l’aéroport. Ils ont demandé qu’on leur envoie à l’avance une photo des minibus et de leur plaque d’immatriculation afin de pouvoir valider leur identité.

Ils ont ensuite averti les sentinelles américaines qui gardaient l’entrée de l’aéroport. « On leur a dit : “Les gars, on doit aller chercher notre monde” », raconte Ivan. Le commando ukrainien a prévenu ses alliés qu’il reviendrait dans une trentaine de minutes avec deux véhicules remplis de civils à évacuer en avion.

Aucune aide extérieure

Puis les soldats sont sortis. À pied. Alors que des milliers de personnes se massaient autour dans une ambiance chaotique.

« À cause de la foule autour de l’aéroport, ç’aurait été difficile de se déplacer avec des véhicules. Ils auraient aussi pu être la cible d’attaques ou d’explosions. Il fallait ouvrir des corridors d’accès pour les minibus, et c’était plus facile à faire à pied, plus facile de se déplacer », raconte l’officier.

Il y avait un haut risque d’attaques à la bombe, de tirs et de tout ce que l’on peut imaginer en zone de guerre. C’était un niveau élevé de menace pour nous, dans l’armée, nous avions une mission et nous devions l’accomplir.

Ivan, officier des forces spéciales de la direction du renseignement du ministère de la Défense ukrainien

Le point de rendez-vous était assez proche de l’aéroport pour que les soldats gardent un contact visuel avec le dernier virage y menant, mais trop loin pour les tirs de leurs alliés, restés là-bas, se rendent à eux.

« On n’avait pas de renfort et on avait une bonne distance à parcourir. On ne pouvait avoir aucune aide extérieure ; on pouvait seulement compter sur notre équipe », explique Ivan.

Des hommes armés tout autour

Le militaire ukrainien dit que ses frères d’armes et lui ont croisé des talibans ainsi que des membres du groupe armé État islamique, reconnaissables à leurs habits noirs, leurs masques et un insigne vert. Les combattants des deux groupes portaient des armes automatiques.

« Ils n’ont pas voulu se battre, ils restaient en place et nous regardaient », dit-il.

Les soldats ont continué leur route sans broncher malgré la lourde présence des hommes armés tout autour. Ils avaient l’habitude. Depuis février 2014, l’Ukraine est en guerre avec la Russie pour le contrôle de certaines régions frontalières. Les militaires ukrainiens y combattent au front depuis longtemps.

Y a-t-il une différence entre les combattants prorusses qu’ils affrontent habituellement et les combattants qui se trouvaient sur leur chemin à Kaboul ? « Ils n’ont pas le même regard », laisse tomber Ivan, sans plus de précision.

Très satisfaisant

Le commando a rejoint les minibus à l’endroit prévu. Ils les ont escortés en poussant la foule afin d’ouvrir un chemin et les ont fait entrer dans l’aéroport. Rapidement, les Afghans sont montés à bord d’un avion militaire ukrainien. Ils ont été évacués à Kiev, d’où ils s’envoleront bientôt vers le Canada.

« Ils avaient perdu espoir d’être secourus. Ils étaient très, très contents. C’était très satisfaisant de pouvoir les aider », dit Ivan.

Il affirme que son équipe était heureuse de pouvoir rendre service au Canada, qui a soutenu l’Ukraine de diverses façons depuis l’éclatement du conflit avec la Russie. « L’Ukraine peut être un partenaire fort pour le Canada dans toute situation difficile. Votre pays a aidé à entraîner plus de 27 000 soldats en Ukraine, et nous voulons le remercier », dit-il.

En chiffres

700

Nombre approximatif de personnes évacuées d’Afghanistan par les soldats ukrainiens, selon le gouvernement

189 400

Nombre total de personnes évacuées à l’aéroport de Kaboul, du 14 au 29 août

Sources : Reuters et l’Associated Press

3700

Nombre de personnes évacuées par le Canada par pont aérien

Source : gouvernement du Canada