Une fois par mois, notre journaliste Richard Hétu nous plonge dans l’actualité de New York, où il habite depuis près de 30 ans.

(New York) Mazou Mounkaila jure qu’il dormait à poings fermés la nuit de février 2023 où son itinérance a pris fin. Des ambulanciers et des travailleurs de proximité l’ont réveillé pour l’informer qu’il devait quitter le viaduc sous lequel il se couchait pour se protéger de la pluie ou de la neige.

« Ils m’ont dit : “Aujourd’hui, il fait [-10 °C], vous ne pouvez pas dormir dehors, vous allez tomber malade.” Ils voulaient m’amener à l’hôpital. Je leur ai dit que je ne voulais pas y aller », se souvient l’homme de 59 ans, assis sur un banc de parc, près de l’immeuble où se trouve la chambre de transition qu’il occupe depuis le printemps, dans le South Bronx.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Mazou Mounkaila a vécu une dizaine d’années dans la rue.

D’une voix calme et posée – et dans un français appris au Niger, son pays natal –, Mazou poursuit le récit de sa dernière nuit comme sans-abri après environ une décennie d’errance.

« Les policiers sont arrivés et m’ont passé les menottes. J’étais découragé. Je me suis dit : “Ha ! Ils vont m’amener de force à l’hôpital.” Je ne voulais pas ça. Moi, je voulais qu’ils me laissent là où j’étais », raconte cet ancien gardien de sécurité et gérant d’entrepôt, dont l’arrivée aux États-Unis remonte à 1997.

« Mais n’aviez-vous pas froid ?

— Bah ! s’exclame-t-il. J’ai dormi en hiver dans les rues du Maine ! »

PHOTO JEENAH MOON, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le maire de New York, Eric Adams

Mazou a passé les 104 journées suivantes au Centre médical Jacobi, dans le Bronx, où il a reçu un traitement contre la schizophrénie. Son hospitalisation est intervenue dans la foulée de l’annonce d’une politique controversée du maire de New York Eric Adams pour faire face à une aggravation de la crise des sans-abri qui n’est pas unique à sa ville.

Lisez l’article du New York Times « New York City to Involuntarily Remove Mentally Ill People From Streets » (en anglais, abonnement requis)

Dans le cadre de cette politique, ambulanciers, policiers et intervenants sont appelés à hospitaliser de gré ou de force les sans-abri dont les problèmes psychiatriques les empêchent de « subvenir à leurs besoins élémentaires ».

Un « mythe » à détruire

« Le malentendu le plus répandu veut que nous ne puissions fournir une assistance non désirée que si la personne est violente, suicidaire ou présente un risque de danger immédiat. Il faut mettre fin à ce mythe », a déclaré le maire en annonçant sa politique, à la fin de novembre 2022.

Les critiques n’ont pas tardé à fuser.

« Nous nous dirigeons par défaut vers un extrême qui nous prive des droits de la personne les plus élémentaires », a dénoncé Matt Kudish, PDG de l’antenne new-yorkaise de la National Alliance on Mental Illness, qui participe à une action en justice contre la politique du maire.

Mais les dirigeants et employés de BronxWorks, l’organisme communautaire qui a orchestré l’hospitalisation de Mazou Mounkaila et de 13 autres sans-abri depuis l’annonce du maire Adams, donnent un autre son de cloche.

« On entend seulement parler des personnes qui tombent entre les mailles du filet. Mais le système fonctionne », affirme Alexandra Artiles, coordonnatrice clinique à BronxWorks, en accompagnant un journaliste à son rendez-vous avec Mazou Mounkaila, dont le parcours récent représente selon elle un succès.

« Il ne portait qu’une mince chemise », ajoute-t-elle en évoquant l’habillement de Mazou lors de cette nuit glaciale où il a été hospitalisé de force.

Parmi les 14 personnes dont l’hospitalisation involontaire a été supervisée par BronxWorks depuis décembre dernier, 4 se trouvent aujourd’hui dans des logements permanents, 1 a été placée dans une résidence pour personnes âgées et 5 reçoivent encore des traitements psychiatriques.

« Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir avant d’en arriver à l’hospitalisation involontaire », explique Juan Rivera, responsable des travailleurs de proximité à BronxWorks. « Mais vous avez parfois des personnes qui ont des plaies ouvertes, qui ne peuvent pas communiquer ou qui sont assises dans leur urine ou leurs excréments. Ce sont des situations horribles. »

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Juan Rivera, responsable des travailleurs de proximité à BronxWorks

Et si rien n’est fait, à quel moment cette personne risque-t-elle de mourir au coin de la rue parce que nous lui avons permis d’y rester ?

Juan Rivera, responsable des travailleurs de proximité à BronxWorks

La durée des hospitalisations

Mazou Mounkaila était bien connu des travailleurs de proximité de BronxWorks, dont l’action est financée par la Ville. Il figurait d’ailleurs sur une liste de 50 sans-abri chroniques souffrant de troubles mentaux particulièrement sérieux à New York. Jordan Neely, qui s’était fait connaître à Manhattan en imitant Michael Jackson, s’y trouvait également. Il est mort le 1er mai dernier dans le métro après avoir été étranglé par un ancien marine qui le trouvait menaçant.

Le jour de cette mort tragique, Mazou était toujours au Centre médical Jacobi. Pour les responsables de BronxWorks, la durée de son hospitalisation est l’une des conséquences les plus importantes de la politique du maire Adams, dont l’administration a contribué à l’ouverture récente d’environ 80 lits de soins de longue durée en psychiatrie.

« Nous souhaitions voir comment les hôpitaux réagiraient à la directive du maire, car c’est là que nous avions les problèmes », dit Juan Rivera, évoquant notamment les situations où des sans-abri en détresse recevaient leur congé de l’hôpital après quelques jours seulement à l’urgence.

« Nous avons vu un changement, du moins dans certains hôpitaux publics. »

Malgré tout, le nombre de sans-abri hospitalisés de force demeure modeste. Depuis l’annonce de la politique du maire Adams, il s’élève à 38, pour ce qui concerne les hospitalisations involontaires dans des hôpitaux publics de New York, selon des données officielles (mais incomplètes) obtenues par l’Union des libertés civiles de New York (NYCLU).

De toute évidence, les policiers du NYPD et les autres intervenants de la Ville n’ont pas confirmé les pires craintes des groupes de défense des sans-abri. Mais la NYCLU reste aux aguets.

Toute personne qui se trouve dans un lieu public, qui semble être sans abri, qui semble être atteinte d’une maladie mentale, continue d’être exposée au risque d’être sommairement retirée de la rue.

Beth Haroules, avocate à l’Union des libertés civiles de New York (NYCLU)

« Là, je me sens bien »

N’empêche : le frère de Mazou Mounkaila se réjouit de sa prise en charge par BronxWorks, qui le prépare à un logement permanent après son séjour en chambre de transition.

« Je suis très satisfait du résultat », dit Soumana Mounkaila, infirmier en pratique avancée au Centre médical Lincoln, dans le Bronx. « C’était quelqu’un qui vivait dans la rue. Maintenant, tout va bien. Il est redevenu l’homme que je connaissais auparavant. »

Mazou, lui, continue d’avoir des sentiments partagés sur plusieurs sujets, dont sa famille. Il se rappelle avec un plaisir évident la visite de son « petit frère » après son hospitalisation.

« J’étais content de le voir, se souvient-il. Souvent, il me téléphone. »

Mais il le soupçonne toujours de s’être ligué avec la CIA pour lui nuire.

Il continue aussi à critiquer la politique du maire Adams qui a contribué à sa longue hospitalisation. Et il ricane en parlant des médicaments qu’il doit prendre.

« Ils m’ont dit que c’étaient des médicaments pour bien penser. Ça m’a fait rigoler. Je leur ai dit : “Mais moi, je pense bien.” »

Mais il y a des sujets à propos desquels Mazou n’exprime aucune ambivalence. Il a hâte de retourner sur le marché du travail, ce qu’il pourra faire après avoir reçu une nouvelle carte verte, un des documents qu’il a perdus au cours de son itinérance.

Il a peur de retourner dans la rue. « Parce que, franchement, la rue, c’est dangereux », dit-il.

Et il aime l’endroit où il se trouve depuis la mi-mai.

« Je suis seul dans ma chambre. Personne ne me dérange. On nous sert à manger. Je peux aller n’importe où. Je peux visiter mes amis, et revenir. Là, je me sens bien. »