Au milieu d’une vallée immaculée de la chaîne des Rocheuses, deux scientifiques armés de skis et de carnets surveillent le long tube creux qu’ils viennent d’enfoncer dans l’épais manteau neigeux recouvrant les hauteurs du Colorado, dans l’Ouest américain.

« Vingt-quatre pouces (61 centimètres, NDLR), ce n’est pas si mal », se réjouit Brian Domonkos, en récupérant le cylindre métallique désormais rempli de neige, qu’il pèse ensuite avec son collègue pour en mesurer la densité.

Artisanale, la technique reste inchangée depuis 1966 sur ce point de passage situé à Mosquito Creek, à 160 kilomètres de Denver. Chaque hiver, elle permet d’évaluer la quantité d’eau contenue dans le manteau neigeux du Colorado, une donnée cruciale pour l’ensemble de l’ouest des États-Unis.

Car une fois fondue et relâchée dans le fleuve Colorado, c’est cette poudreuse dormant à 3000 mètres d’altitude qui va permettre d’abreuver pendant l’été des métropoles comme Los Angeles en Californie et Phoenix en Arizona, situées à des milliers de kilomètres de cette vallée isolée.

« 50 à 80 % de l’eau que nous utilisons dans l’Ouest (des États-Unis) provient de la fonte des neiges des montagnes », explique à l’AFP M. Domonkos, emmitouflé dans sa veste de ski bleue. La vaste région constitue « un seul et même système. »

Cette année, les mesures du scientifique sont particulièrement attendues. Après plus de 20 ans de sécheresse, aggravée par le réchauffement climatique, les grands réservoirs de la région ont atteint des niveaux historiquement bas.

« Énorme responsabilité »

Mais un hiver particulièrement pluvieux a frappé l’ouest des États-Unis, et notamment la Californie voisine. Si une grande partie des précipitations record s’est déjà écoulée dans le Pacifique, la neige accumulée sur les sommets pourrait offrir un bref répit et est scrutée comme jamais.

« La mesure de l’enneigement d’avril est vraiment le point culminant, le pic du manteau neigeux pour la plus grande partie du Colorado », reprend M. Domonkos, qui n’hésite pas à se désaltérer en ingurgitant de grandes poignées de neige. « Ce pic d’enneigement correspond à la quantité d’eau qui va s’écouler. »

Comme lui, les employés du « Colorado Snow Survey » effectuent des mesures sur des dizaines de sites similaires dans les Rocheuses. Un « travail de rêve », de l’aveu de M. Domonkos, qui leur permet de côtoyer les majestueux élans et wapitis dans l’immensité préservée des sommets.  

Ils vérifient également, et réparent si besoin, les stations de mesure automatisées disséminées dans la chaîne montagneuse. Les données combinées permettent aux scientifiques d’évaluer l’importance du manteau neigeux du Colorado.  

Une information utile pour les stations de ski et les producteurs d’énergie hydroélectrique, mais aussi pour l’État lui-même, qui doit chaque année fournir un certain pourcentage de son eau à ses voisins situés en aval du fleuve Colorado.  

« C’est une énorme responsabilité », souffle Nagam Gill, la deuxième scientifique de l’équipe. Si les calculs se révèlent erronés et que les réservoirs laissent passer trop d’eau dans le fleuve, « on ne la récupérera jamais », explique-t-elle.

« Année très humide »

Lors de la visite de l’AFP à Mosquito Creek, le duo a mesuré un manteau neigeux comparable à celui des dernières années. Mais dans le bassin du Colorado, qui débute juste de l’autre côté de la montagne et s’étend jusqu’en Californie, la neige est « un peu meilleure », souligne M. Domonkos.

Après les chutes abondantes de cet hiver, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) prévoit en effet « des chiffres vraiment énormes » concernant la fonte des neiges, explique l’hydrologue Paul Miller. Toute cette eau « devrait se déverser dans les réservoirs du bassin supérieur du fleuve Colorado » cet été.

Cette agence fédérale « s’appuie encore largement » sur les relevés manuels du manteau neigeux. Elle intègre aussi dans ses calculs des données provenant d’images satellites et de photographies prises en avion.

Selon M. Miller, tout indique que l’Ouest américain va connaître « une année très humide ». Le lac Powell, réservoir majeur de la région qui borde l’Utah et l’Arizona, pourrait ainsi recevoir une quantité d’eau deux fois plus importante que la moyenne annuelle.

Une bonne nouvelle, car comme le lac Mead, autre réservoir majeur situé près de Las Vegas, son niveau d’eau atteint à peine un quart de sa capacité. Avec la prochaine fonte des neiges, les deux infrastructures devraient « atteindre la fourchette des 30-35 % », espère M. Miller.

Mais au milieu des cimes enneigées du Colorado, M. Domonkos préfère lui rester prudent.

« Même si nous avons une accumulation de neige largement supérieure à la normale dans le bassin du Colorado, cela ne veut pas dire à ce stade que nous aurons un grand ruissellement », explique-t-il. Et quoi qu’il arrive, la sécheresse dure depuis tellement longtemps qu’« il faudra plusieurs années pour en venir à bout. »