Sur les hautes pentes de la Sierra Nevada, les fortes tempêtes qui se sont abattues sur la Californie durant l’hiver ont laissé derrière elles un gigantesque réservoir gelé. Son dégel façonnera la prochaine phase de ce qui a déjà été une année remarquablement humide pour cet État en proie à la sécheresse.

La neige, sous forme d’énormes murs, a recouvert les pics et les flancs des montagnes majestueuses de la Sierra, dans des quantités que certaines parties de la région n’avaient jamais enregistrées auparavant.

La neige est tombée en quantités qui défient l’imagination : 1660 cm à Mount Rose, près du lac Tahoe, 1780 cm à Mammoth Mountain. Si l’on convertit ces précipitations en une quantité d’eau équivalente, elles représentent près du double de la moyenne historique à ce stade de l’année dans le nord de la Sierra, où les eaux de ruissellement alimentent plusieurs grands réservoirs. Dans le sud de la Sierra, elle est environ trois fois supérieure à la moyenne.

À l’échelle de l’État, le manteau neigeux de cette saison est en passe de devenir le plus important ou le deuxième en importance depuis le début des relevés modernes en 1950, a déclaré le 3 avril Sean de Guzman, directeur de l’unité des relevés de neige et des prévisions d’approvisionnement en eau du département californien des Ressources en eau.

Réactions partagées

L’immensité du manteau neigeux a suscité la joie des skieurs et un mélange plus complexe d’émotions chez les agriculteurs et les gestionnaires de l’eau, qui sont prêts à profiter de l’abondance de l’eau, mais qui se préparent également à la possibilité d’inondations plus catastrophiques ce printemps.

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Avion de la NOAA avant un vol de reconnaissance

Les récentes tempêtes ont conduit le gouverneur Gavin Newsom à lever certaines restrictions liées à la sécheresse, mais certaines régions peinent encore à satisfaire leurs besoins en eau, notamment les communautés rurales de la Grande Vallée qui dépendent des puits d’eau souterraine.

Avec la fonte des neiges dans les mois à venir, la vallée pourrait être confrontée à la fois à des inondations très importantes et à des problèmes d’approvisionnement en eau liés à la sécheresse, a affirmé Karla Nemeth, directrice du département des Ressources en eau.

Il est primordial de déterminer la quantité de neige qui s’accumule dans la Sierra chaque hiver. Pendant longtemps, les autorités et les prévisionnistes y sont parvenus en enfonçant de longs tubes métalliques dans la neige et en pesant le noyau glacé qui s’y trouvait. Aujourd’hui, ces mesures de basse technologie constituent toujours une base de référence importante, mais les capteurs montés sur des avions volant à basse altitude permettent d’obtenir une image beaucoup plus complète.

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Image tirée d’une capture vidéo d’un vol effectué par la National Oceanic and Atmospheric Administration dans la Sierra Nevada, le 31 mars dernier

« Le jour et la nuit »

Le 31 mars, un biturbopropulseur de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) a survolé la Sierra pendant cinq heures, utilisant des instruments spécialisés pour mesurer la quantité d’eau dans les profonds tapis blancs. À peine quelques minutes après avoir été recueillies, les données étaient envoyées pour être utilisées dans les prévisions du niveau des rivières et des risques d’inondation.

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Carrie Olheiser, hydrologue spécialiste de la neige au sein de l’organisme de recherche RTI International

« Ces dernières années, il n’y a pas eu beaucoup de neige dans la Sierra », a expliqué Carrie Olheiser, hydrologue spécialiste de la neige au sein de l’organisme de recherche RTI International, qui participe aux missions d’étude de la neige de la NOAA. La comparaison avec les niveaux de cette année, dit-elle, est « le jour et la nuit ».

Pour les pilotes de la NOAA, qui doivent traverser des terrains escarpés de l’arrière-pays tout en restant au ras du sol à 500 pieds d’altitude, une étude de la neige implique une bonne dose d’aventure. Au fur et à mesure qu’ils traversaient les vallées étroites, le système de navigation de l’avion émettait un débit bruyant d’alertes leur proposant de les aider à atterrir – ou à éviter de s’écraser sur les montagnes.

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Un avertissement sur l’un des écrans des pilotes

Comment prévoir la fonte ?

La grande question qui se pose aujourd’hui à la Californie est de savoir à quelle vitesse toute cette neige va fondre et se déverser dans les rivières et les réservoirs de l’État, voire les submerger – ce qui devient de plus en plus difficile à prévoir à mesure que la planète se réchauffe.

En général, plus la fonte des neiges est lente, moins il y a d’eau dans les rivières, explique Noah P. Molotch, hydrologue à l’Université du Colorado à Boulder.

Ce phénomène s’explique par le fait que l’eau de fonte est plus susceptible d’être absorbée par les arbres et d’autres végétaux avant de s’écouler dans les ruisseaux et les rivières.

En quoi le réchauffement climatique change-t-il la donne ? Dans l’Ouest, la neige semble fondre plus tôt au printemps, ce qui pourrait ralentir le dégel et permettre à moins de neige fondue de rejoindre les rivières. Mais une fonte plus précoce pourrait aussi signifier que le dégel se produit lorsque l’air n’est pas aussi chaud et que la végétation est moins active. Cela aurait l’effet inverse : moins de neige fondue serait absorbée par les plantes, et plus d’eau que d’habitude se retrouverait dans les cours d’eau.

M. Molotch a déclaré que lui et d’autres chercheurs étaient encore en train de « déterminer l’importance relative de ces deux mécanismes ».

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La Sierra Nevada vue de l’avion de la NOAA

Débits de rivières supérieurs à prévoir

Selon les plus récentes prévisions du département californien des Ressources en eau, les débits des rivières de la Grande Vallée jusqu’en juillet seront égaux ou supérieurs à la moyenne dans le bassin du fleuve Sacramento, mais deux fois supérieurs à la moyenne, voire plus, plus au sud, dans les bassins du lac San Joaquin et du lac Tulare.

Le degré de sécheresse du sol est un autre facteur qui déterminera l’endroit où la neige fondue aboutira. Selon Dana A. Lapides, chercheuse postdoctorale en hydrologie auprès de l’U.S. Forest Service, si le sol et le substrat rocheux sous les pentes de la Sierra sont desséchés après des années de sécheresse, ils absorberont une plus grande partie de l’eau de fonte, ce qui en laissera moins pour les cours d’eau.

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La Sierra Nevada vue de l’avion de la NOAA

C’est ce qui semble s’être passé en 2021, lorsque le département des Ressources en eau a largement surestimé la quantité de neige qui se retrouverait dans les cours d’eau cet hiver-là. Dans une étude récente, Mme Lapides et ses coauteurs ont constaté qu’en tenant compte de la sécheresse du sol, les prévisions du Département auraient pu être beaucoup plus précises cette année-là.

Il n’y a pas encore assez de données pour dire avec certitude quelle quantité de neige fondue cette année pourrait être engloutie par le sol, a déclaré Mme Lapides. Il a tellement neigé dans la Sierra ces derniers temps que les agents du Service des forêts n’ont pas pu se rendre dans certaines régions pour mesurer l’humidité du sol.

Mais les estimations préliminaires de Mme Lapides suggèrent que, dans certaines parties de la région, les tempêtes de cette année ont déjà rempli une grande partie du sol sous les pentes. Ce qui pourrait signifier qu’une bonne partie des eaux de ruissellement se retrouvera dans les réservoirs et les systèmes d’irrigation.

Les responsables de la gestion de l’eau considèrent cette perspective avec circonspection. Dans la Sierra centrale, au-dessus de la rivière Tuolumne, la neige de cette saison représente environ 2,7 millions d’acres-pieds d’eau, soit 800 000 acres-pieds de plus que ce qui s’écoule généralement dans la rivière au cours d’une année entière (un acre-pied d’eau couvrirait un acre de terre, à une profondeur d’un pied).

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

1. Lisez l’article original sur le site du New York Times (en anglais, abonnement requis)