(Corcoran, Californie) Ce n’est un secret pour personne que le cœur de la vallée centrale de la Californie était autrefois la plus grande étendue d’eau douce à l’ouest du Mississippi, endiguée et drainée en un empire de fermes au milieu du XXsiècle.

Pourtant, même les habitants de longue date ont été stupéfaits cette année par la rapidité avec laquelle le lac Tulare a refait surface. En moins de trois semaines, une étendue desséchée de 50 km² a été transformée par de furieuses tempêtes en une vaste mer en crue.

La renaissance du lac est devenue un désastre au ralenti pour les agriculteurs et les habitants du comté de Kings, qui compte 152 000 habitants et une industrie agricole de 2 milliards de dollars américains qui expédie du coton, des tomates, du carthame, des pistaches, du lait et bien d’autres choses encore partout sur la planète. Plus le lac Tulare s’élargit et s’approfondit, plus le risque de perdre des récoltes entières, de voir des maisons submergées et des entreprises faire faillite augmente.

Dans toute la région, le barrage surprise de rivières atmosphériques qui a balayé la Californie au cours des trois derniers mois a déjà saturé le sol, fait déborder les canaux et rupturé les digues. On craint à présent que les couches de neige record du sud de la Sierra Nevada se liquéfient sous l’effet de la chaleur printanière qui s’intensifie et forment un torrent qui inondera la vallée centrale.

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Le barrage surprise de rivières atmosphériques a fait déborder les canaux et rupturé les digues.

Le lac Tulare (prononcé tou-lér-i), déjà plus vaste que tous les réservoirs de Californie sauf un, pourrait rester en place pendant deux ans ou plus, causant des milliards de dollars de dommages économiques et déplaçant des milliers d’ouvriers agricoles, tout en retransformant la région en l’habitat naturel géant qu’elle était avant d’être conquise par les agriculteurs.

Les météorologues inquiets ont commencé à l’appeler « la grande fonte ».

« Cela pourrait être la mère de toutes les inondations », a déclaré Phil Hansen, 56 ans, un agriculteur de cinquième génération qui a déjà perdu plus du tiers de ses 18 000 acres à cause de la rupture d’une digue. « Ce pourrait être la plus grande inondation que nous ayons jamais connue. »

Plusieurs communautés ont déjà été évacuées et des centaines de maisons et de bâtiments agricoles ont été détruits ou endommagés. Des sacs de sable sont acheminés par hélicoptère. Des dizaines de milliers de vaches laitières ont été transportées vers des terrains plus élevés. Le mois dernier, les autorités ont déclaré qu’un établissement de volaille local entouré d’eau se demandait s’il devait déplacer ou abattre un million de poulets. Les agriculteurs se disputent pour savoir quelles terres seront inondées en premier, sachant que l’inondation sera probablement une question de temps, et non de probabilité.

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Plusieurs communautés ont déjà été évacuées et des centaines de maisons et de bâtiments agricoles ont été détruits ou endommagés.

Les scientifiques, les historiens et les cultivateurs voient dans la renaissance du lac un match épique entre la nature et l’homme. Pour l’instant, la nature semble déterminée à gagner dans une ère de changement climatique marquée par de longues périodes de sécheresse suivies de tempêtes qui apportent plus d’eau qu’on peut gérer. Les eaux de ruissellement n’ont pas d’endroit naturel où s’écouler, et les experts affirment qu’il n’y a pas de moyen facile d’envoyer cette eau vers d’autres régions de l’État qui pourraient l’utiliser pour l’irrigation ou à des fins résidentielles, alors même que l’État cherche désespérément des solutions à long terme pour lutter contre la sécheresse.

Autour de la ferme et de la ville (connue pour sa prison) de Corcoran, des vagues gris-bleu s’élancent vers l’horizon. Des grues blanches comme la neige s’élèvent au-dessus des digues de terre qui, jusqu’à présent, protègent environ 22 000 résidants et détenus. Les champs submergés sont dépourvus des tomates et du coton Pima qui les remplissent normalement, une Atlantide agricole plus grande que le Manhattan de New York.

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Les scientifiques, les historiens et les cultivateurs voient dans la renaissance du lac Tulare un match épique entre la nature et l’homme.

Le lit du lac est essentiellement une baignoire de 1275 km⁠2 – de la taille de quatre lacs Tahoe – qui remonte à l’ère glaciaire. Il fut un temps où les mammouths s’abreuvaient sur les rives du lac Tulare et où les élans de Tule se déplaçaient dans les marais.

Aujourd’hui, le paysage est l’un des plus lourdement aménagés du pays. De grands barrages, exploités par le gouvernement fédéral et financés au fil des ans par de grands cultivateurs, gèrent l’eau des rivières Kings, Tule, Kaweah et Kern. En aval, les agriculteurs et les villes ont érigé des centaines de kilomètres de digues et de canaux.

En 1983, lorsqu’une fonte des neiges de longue durée a submergé environ 210 km⁠2 du lit du lac, les dégâts, rien que dans le comté de Kings, ont coûté près de 300 millions américains en dollars d’aujourd’hui, et il a fallu deux ans pour que l’eau disparaisse, selon John T. Austin, auteur de Floods and Droughts in the Tulare Lake Basin, un ouvrage consacré à la région. Cet été-là, deux hommes ont traversé en kayak les eaux de crue depuis les rives de la rivière Kern, juste à côté du centre-ville de Bakersfield, jusqu’à la baie de San Francisco. Un voyage sinueux de 450 miles à travers ce qui serait normalement une terre brûlée par le soleil.

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Plusieurs produits de base et des cultures haut de gamme comme les noix, les tomates et le coton Pima sont cultivés dans la région. Sur la photo, des pistachiers inondés.

Depuis lors, la population a pratiquement doublé, tant dans le comté de Kings que dans la vallée de San Joaquin qui englobe Fresno et Merced, une région qui compte aujourd’hui environ 3 millions d’habitants.

Mark Grewal, consultant agricole et ancien cadre de la société J. G. Boswell, l’une des plus grandes exploitations agricoles privées du pays, a déclaré que l’impact économique à long terme, à l’échelle de la région, pourrait être exponentiellement plus élevé qu’en 1983. Car les produits de base cultivés aujourd’hui – des cultures haut de gamme comme les noix, les tomates et le coton Pima – sont beaucoup plus coûteux et voient leur valeur augmenter avec l’inflation. La région est tellement cruciale pour l’approvisionnement mondial que des inondations importantes et durables pourraient entraîner une hausse des prix pour les consommateurs.

Les responsables des situations d’urgence ont cherché à mettre en évidence l’énorme catastrophe qui pourrait se produire avec le dégel.

Le shérif du comté de Kings, David Robinson, a rappelé qu’il avait 12 ans lors de l’inondation de 1983 et qu’il n’aurait jamais imaginé voir un tel spectacle deux fois dans sa vie. Dans une interview, son adjoint, Robert Thayer, a déclaré que les images aériennes n’étaient pas rassurantes. Les deux hommes ont qualifié le risque d’inondation de « biblique ».

« Cela aura un impact sur le monde, si les gens peuvent le comprendre », a déclaré M. Robinson lors d’une conférence de presse, après avoir demandé au public de cesser d’utiliser le lac pour la navigation de plaisance. « Nous allons avoir un million d’acres d’eau recouvrant une zone qui nourrit le monde. »

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La fonte prochaine des neiges pourrait avoir des conséquences bien pires que les inondations déjà survenues dans la région.

La semaine dernière, dans sa camionnette blanche, M. Grewal, 66 ans, a traversé un paysage labouré qui pourrait bientôt se retrouver sous l’eau. Selon lui, la fonte des neiges aurait des conséquences bien pires que les inondations déjà survenues.

« Une forte fonte des neiges en mai serait une catastrophe », a déclaré M. Grewal. « Ce lac pourrait couvrir des centaines de kilomètres carrés d’ici à ce que tout s’effondre. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

Lisez l’article original sur le site du New York Times (en anglais, abonnement requis)
En savoir plus
  • 8000
    À Corcoran, les autorités municipales s’efforcent de maintenir les routes ouvertes et attendent que l’État décide d’évacuer – ou non – les 8000 détenus de deux prisons.
    source : The New York Times
    3 fois
    Dans le sud de la Sierra Nevada, un enneigement record – le triple de la moyenne historique – va mettre à rude épreuve les responsables de la gestion de l’eau.
    source : The New York Times