(New York) Question susceptible d’intéresser certains touristes qui préparent un séjour pascal à New York : comment distingue-t-on un magasin illégal de cannabis d’un magasin légal dans cette ville qui semble ne plus jamais cesser d’en fumer, à en juger par l’odeur quasi permanente qui flotte désormais dans ses rues ?

Facile. Le magasin illégal ne cache rien de ses activités. À travers sa vitrine, le passant peut apercevoir ses produits, aussi nombreux que variés. En revanche, le magasin légal obstrue ses vitrines et place ses produits, pas toujours aussi nombreux ou variés, de façon à les cacher à la vue du passant.

Il en va ainsi pour Housing Works Cannabis Company, première boutique légale de cannabis à des fins récréatives à New York, dont l’ouverture remonte seulement au 29 décembre dernier. « Nous suivons les règles de la Ville », dit Sasha Nutgent, gérante du nouveau commerce sis au 750 Broadway, près d’Astor Place. « Ils ne veulent pas que les gens dehors – surtout les enfants – voient ce qui se passe à l’intérieur. »

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Sasha Nutgent, directrice des ventes de la boutique Housing Works Cannabis Company

Autre question : combien y a-t-il de magasins légaux de cannabis récréatif à New York ? Trois, jusqu’à maintenant. Et combien d’illégaux ? Environ 1400, selon l’estimation offerte à la mi-janvier par le shérif de la Ville de New York, Anthony Miranda, lors d’un témoignage devant le conseil municipal. Il n’en fallait pas plus pour qu’un conseiller utilise l’expression Wild Wild West pour décrire le marché du cannabis à New York.

Le maire de la ville, Eric Adams, préfère de son côté la formule abrégée Wild West pour parler de cette prolifération de magasins, débits de tabac ou bodegas (dépanneurs) qui vendent du cannabis sans permis. D’ici Pâques, certains de ces commerces auront été forcés de cesser leur concurrence illégale. Mais d’autres les auront probablement remplacés.

« Le plus grand marché »

Ce qui n’étonnerait pas David Holland, avocat new-yorkais spécialisé dans le droit du cannabis. « Si l’histoire nous montre quelque chose, c’est que New York est le plus grand marché. Et les forces de l’ordre ne pourraient pas arrêter assez de personnes pour essayer d’éliminer celui-là », dit-il.

D’autant qu’il y aura toujours des gens prêts à tenter leur chance, « même s’ils s’exposent à des peines de prison à perpétuité », soutient l’avocat. « Donc, les exploitants de magasins et peut-être certains propriétaires vont prendre ces risques étant donné la manne financière qu’ils peuvent obtenir. »

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Boutique de cannabis dans le quartier Chelsea

Il faut dire que les risques ne sont plus ce qu’ils étaient. En légalisant le cannabis à des fins récréatives au printemps 2021, les responsables de l’État de New York ont largement tourné le dos à leur approche répressive face à cette drogue. Ils ont notamment effacé les casiers judiciaires des personnes condamnées de possession ou de vente de certaines quantités de cannabis. Et ils ont promis de privilégier les « victimes » de cette répression, noires ou hispaniques pour la plupart, lors de la délivrance des 150 premiers permis de vente de cannabis.

Or, cette délivrance des permis, commencée fin 2022, se fait au compte-gouttes, et n’a surtout pas empêché une pléthore de commerces de se mettre à vendre du cannabis sans permis. Et sans trop craindre les forces de l’ordre.

« Ils ne s’intéressent pas à un smoke shop comme le mien », dit Luke, derrière le comptoir de Y.O.L.O. Exotics & Vapes, minuscule débit de tabac situé non loin de l’hôtel de ville de New York, dans le sud de Manhattan. « J’ai seulement 2000 $ de produits de cannabis. Je ne suis pas comme ces gros magasins qu’on voit partout », ajoute-t-il, en demandant tout de même d’être identifié seulement par un prénom d’emprunt.

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Y.O.L.O. Exotics & Vapes, petit débit de tabac situé près de l’hôtel de ville de New York

De meilleurs prix

Situé à l’angle de la 1re Avenue et de la 11e Rue, dans le quartier East Village, Recreational fait partie des plus grands commerces. Mais son gérant, qui veut être identifié par la première lettre de son prénom, affiche la même nonchalance vis-à-vis des forces de l’ordre.

« Les policiers sont venus nous visiter à quelques reprises, dit G.

— Que s’est-il passé ?

— Rien. Ils voulaient savoir si nous avions été cambriolés. »

Plus de deux mois après avoir ouvert ses portes, Recreational n’a pas encore été cambriolé, contrairement à certains de ses concurrents, qui n’osent pas se plaindre à la police. Et les affaires sont bonnes, selon G. « Nous avons de meilleurs prix et une plus grande variété de produits que les magasins officiels. C’est ce qui attire la clientèle », dit-il, en faisant l’impasse sur les facteurs qui expliquent ces avantages : les produits des commerces illégaux ne sont pas taxés ou limités à ceux que l’État de New York produit.

Tous les gérants de dispensaires ne sont pas aussi bavards que G. Dans le quartier Tribeca, celui de CBD Kratom accueille un journaliste en lui remettant une carte professionnelle pour joindre la directrice régionale du marketing de cette chaîne nationale de cannabis qui compte maintenant 18 établissements à New York.

D’autres gérants de boutiques appartenant également à des chaînes utiliseront la même tactique qui permet de découvrir une nouvelle engeance : les directeurs de marketing qui refusent de parler aux médias.

Mais qu’attend donc la Ville de New York pour mettre fin à ce Wild West ? Dans une tribune récente, le maire Eric Adams a indiqué qu’il n’excluait pas des poursuites pénales contre les exploitants de dispensaires illégaux pour évasion fiscale, blanchiment d’argent ou vente de cannabis à des mineurs. Mais, jusqu’à nouvel ordre, il opte pour des actions civiles.

Outre le chiffre d’affaires

En quoi consistent ces actions civiles ? Il y a trois semaines, le bureau du procureur de Manhattan a envoyé environ 400 lettres à des magasins sans permis, les avertissant que la Ville engagerait des procédures d’éviction légales à l’encontre des locataires commerciaux qui vendent du cannabis sans permis.

L’envoi de ces missives fait suite à la saisie de 4,1 millions de dollars de produits de cannabis dans 53 commerces par le bureau du shérif de la Ville de New York.

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Evan Forsch, copropriétaire de Popped.NYC, dans le quartier Lower East Side

Popped.NYC, situé dans le quartier Lower East Side, est l’un de ces commerces. Ses propriétaires, titulaires d’un permis de vente de produits au CBD, avaient décidé d’améliorer leur offre en proposant à leur clientèle des produits de cannabis. Un matin, ils ont reçu la visite de policiers. « Ils ont dit : “Nous sommes ici pour effectuer une fouille. Nous avons entendu dire que vous avez des choses que vous n’êtes pas censés avoir” », se souvient Evan Forsch, l’un des propriétaires de Popped.NYC.

« Ils sont repartis avec un grand sac poubelle rempli de cannabis. » Après cette saisie, Evan Forsch et sa femme Laura ont cessé de vendre des produits de cannabis, ne voulant pas risquer de perdre leur permis de vente de produits au CBD.

Mais Laura Forsh ne croit pas que les menaces de saisie ou d’éviction aient le même effet sur les plus gros magasins illégaux. « Pour eux, ça fait partie du coût des affaires », dit-elle.

Le maire de New York peut quand même se consoler, lui qui espère tirer 1,3 milliard de dollars de recettes sur les ventes de cannabis au cours des six prochaines années. Contrairement à ses craintes, les établissements légaux ne semblent pas trop souffrir de la concurrence illégale.

« Nous avons dépassé nos attentes de façon spectaculaire », dit Sasha Nutgent, directrice des ventes de Housing Works Cannabis Co. « J’ai été stupéfaite quand j’ai vu nos chiffres. »

Elle attribue cette performance à plusieurs facteurs, dont la mission du magasin, qui est d’appuyer une association dédiée aux personnes séropositives ou atteintes du sida. « Les gens apprécient le fait que tous nos profits sont versés à l’association, dit Sasha Nutgent. Ils viennent aussi parce qu’ils veulent avoir l’esprit tranquille. Ils savent que nos produits sont testés en laboratoire, qu’on n’y trouve pas de fentanyl ou d’autres poisons. » Un touriste averti en vaut deux.