Le Grand Lac Salé de l’Utah va mal, très mal. Son niveau d’eau baisse chaque année, résultat d’une agriculture intensive et d’une utilisation de l’eau presque incontrôlée dans un État pourtant désertique. Les conséquences se font de plus en plus sentir.

« C’est vraiment fou, ça fait peur ! » Bonnie Baxter marche sur le sol asséché du Grand Lac Salé et s’exclame à tous les instants. La docteure en biologie et directrice du Great Salt Lake Institute a beau connaître les lieux, elle ne cesse de s’étonner face à ce grand lac qui s’assèche.

« Carly ! De la poussière ! », dit-elle.

« Ohhhhhhhh ! », s’écrie sa collègue Carly Biedul.

Transporté vers Salt Lake City par de forts vents, un impressionnant nuage de poussière s’élève dans le ciel. Il est rempli d’arsenic, de mercure et de sélénium, explique Bonnie Baxter. Des résidus de l’activité humaine qui étaient jusqu’à tout récemment emprisonnés au fond du lac.

PHOTO KIM RAFF, COLLABORATION SPÉCIALE

La Dre Bonnie Baxter se tient sur un des monticules qui devraient normalement être submergés. Chaque fois qu’elle vient aux abords du lac, elle s’étonne de voir de moins en moins d’eau.

Or, le lac qui a donné son nom à la capitale de l’Utah est à son plus bas niveau jamais observé et son lit s’en trouve exposé sur une plus grande surface.

« C’est terrifiant », répète Bonnie Baxter en regardant le nuage toxique au loin.

Il y a beaucoup de raisons pour vouloir que le lac soit rempli d’eau, et en voilà une bonne : on respire ça. Plus le lac rapetisse, plus il y aura de la poussière.

Bonnie Baxter, docteure en biologie et directrice du Great Salt Lake Institute

Avec deux de ses collègues du Great Salt Lake Institute du Westminster College, la biologiste cherche des mouches, plus précisément celles de la famille des Ephydridae. Habituellement, dit-elle, elles seraient par centaines à nous tourner autour.

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La Dre Bonnie Baxter en compagnie de deux collègues du Great Salt Lake Institute, Cora Rasmuson et Carly Biedul

En ce jour de septembre, tout ce que la petite équipe réussit à trouver, c’est une mouche morte. « Une mouche morte, c’est mieux que pas de mouche du tout. Je vais prendre son ADN », se console Bonnie Baxter.

Les mouches – ou plutôt leur absence –, c’est le « canari dans la mine », dit la biologiste. Chaque année, une dizaine de millions d’oiseaux font un arrêt au Grand Lac Salé pour se nourrir sur leur parcours migratoire. Ils pâtiront de ces changements à l’écosystème.

« Le lac va s’effondrer », dit sans ambages Zachary Frankel, directeur de l’organisme Utah Rivers Council. « En 2015, on a su que c’était fini. Ils ont retiré les voiliers du lac. On a su que ça n’allait pas s’améliorer », poursuit M. Frankel.

Le Grand Lac Salé est un lac endoréique, c’est-à-dire qu’il ne se déverse pas dans une mer. « Il est en bas d’un des bassins versants parmi les plus importants en Amérique du Nord. L’eau des rivières qui l’entourent s’y déverse, mais rien ne quitte le lac, hormis l’eau qui s’évapore », explique Bonnie Baxter.

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Le niveau d’eau du lac est si bas que les quais sont aujourd’hui inutilisables.

Une utilisation intensive de l’eau

Pendant des années, « le lac montait et descendait, et c’était normal », dit Mme Baxter. « Mais depuis dix ans, la tendance est à la baisse et le lac ne remonte plus autant qu’avant », poursuit-elle.

Le lac est à son plus bas niveau jamais mesuré, au point où la jauge utilisée depuis 100 ans comme point de référence ne fonctionnait plus, en octobre. Le taux de salinité de l’eau augmente. Des organismes pourtant habitués à vivre en milieu salé (les crevettes et les mouches, par exemple) y survivent difficilement.

Si le lac souffre, c’est que de grandes quantités d’eau sont détournées en amont, principalement pour l’agriculture, qui accapare près des trois quarts de l’utilisation de l’eau en Utah.

Ce qui est le plus cultivé, c’est la luzerne. C’est très gourmand en eau. On l’envoie en Asie, où c’est utilisé pour nourrir le porc. Ensuite, on va bruncher au coin de la rue et on mange du bacon que l’on importe.

Derek Kitchen, sénateur démocrate de l’Utah

Les citoyens de l’Utah, note le sénateur Kitchen, paient un des prix les plus bas pour leur eau. Il est estimé que d’ici 2060, la population de l’État aura crû de 66 %. La pression sur le réseau d’eau ne fera que s’accentuer.

Si M. Kitchen croit que la Ville de Salt Lake City fait « un bon travail pour encourager les citoyens à s’éloigner du traditionnel gazon », il déplore que ce soit « autre chose dans les banlieues », où le gazon verdoyant et les gicleurs sont légion.

Une œuvre d’art comme témoin

La route qui mène à Rozel Point est longue et cahoteuse. On roule dans un paysage presque lunaire, seules quelques fleurs jaunes et des herbes basses poussent sous le soleil chaud de septembre.

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Autrefois submergée, l’œuvre Spiral Jetty se trouve désormais bien loin du rivage et nombreux sont ceux qui croient qu’elle ne sera plus jamais sous l’eau.

On ne passe pas là par hasard. On y va pour voir Spiral Jetty, une œuvre faite de boue, de pierres et de cristaux de sel posée dans le lac par le sculpteur américain Robert Smithson, pionnier du land art, en avril 1970. L’année de sa création, le niveau du lac était particulièrement bas.

Au fil des années, la sculpture a été immergée.

En 1998, je faisais du canot au-dessus de Spiral Jetty, je ne pouvais même pas la voir. Aux environs de 2003, l’œuvre est sortie de l’eau et je ne pense pas qu’elle sera resubmergée un jour.

Bonnie Baxter, directrice du Great Salt Lake Institute

Tous deux natifs de l’Utah, les retraités Ken et Ann Nelson relatent leur enfance sur le bord du Grand Lac Salé. En sept décennies de vie, ils n’ont jamais vu leur lac ainsi. « Les gens s’inquiètent beaucoup pour le lac », dit Ken Nelson, avant de sortir son drone pour filmer la sculpture, qui est à plus d’un kilomètre du rivage, maintenant.

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Natifs de l’Utah, Ken et Ann Nelson ont fait la route pour voir l’œuvre de Robert Smithson, à l'arrière-plan. Les septuagénaires ne croyaient jamais voir le Grand Lac Salé à un si bas niveau.

« Les changements climatiques affectent tout le monde sur la planète et chaque communauté va le vivre d’une manière différente, observe le sénateur démocrate de l’Utah Derek Kitchen. Ici, c’est le Grand Lac Salé qui meurt. Ça va raccourcir nos hivers, faire diminuer les précipitations de neige et notre accès à l’eau », dit M. Kitchen.

Dans cet État contrôlé par les républicains, des mesures ont été appuyées par les deux partis pour tenter d’éviter la catastrophe écologique.

Ce que vous voyez ici en Utah, ce sont les républicains et les démocrates qui se disent : voilà une bombe à retardement, il faut faire quelque chose.

Derek Kitchen, sénateur démocrate de l’Utah

De vieilles lois ont été révisées cette année : on ne punit plus les fermiers qui n’utilisent pas leurs droits d’eau, on les rachète.

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Cora Rasmuson, étudiante en neuroscience

Puis, le sénateur ajoute : « Je pense que les républicains réalisent que si le lac meurt, ça aura été sous leur surveillance. »

La biologiste Bonnie Baxer croit aussi que « les solutions vont venir des politiques sur l’eau, pas de la science ».

« Je peux vous dire ce qui arrive avec les lacs, quelles sont mes observations scientifiques. Mais je ne connais rien aux lois qui régissent les droits d’eau. Je ne peux pas régler ce problème », dit la directrice du Great Salt Lake Institute.

Si elle admet qu’il est « difficile » de côtoyer un lac qui se meurt, elle se réjouit de travailler avec des étudiants qui amènent un regard neuf.

Cora Rasmunson, 22 ans, est l’une de ces élèves qui accompagnent régulièrement la biologiste aux abords du lac. La situation, dit-elle, est « désastreuse », et elle parle du lac à qui veut bien l’entendre dans son entourage.

Bonnie Baxter reçoit de nombreux messages de citoyens, « des étudiants du secondaire, des grands-mères », qui veulent lui parler de leur relation avec le lac.

« Ils finissent tous avec la même question : que pouvons-nous faire ? »

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Annie Simkins et Shawn Christensen, de la Chambre de commerce de St. George, arpentent un quartier résidentiel qui pousse en plein désert.

Des maisons qui poussent dans le désert

« Ça, c’est la Californie qui déménage ici. Ce n’est pas de l’argent de St. George. » Au volant de son VUS, Annie Simkins fait un virage vers le lotissement immobilier Desert Color, situé dans le sud de l’Utah.

Des camions remplis de matériaux de construction circulent au milieu des maisons de ville, appartements en copropriété et grandes unifamiliales qui poussent en plein milieu du désert. Pour peu, on se croirait dans la série télévisée Desperate Housewives. Au cœur du quartier figure un « lagon », une immense piscine bordée par endroits de sable blanc.

On est à quelques kilomètres seulement de l’Arizona. Le soleil est implacable. Native de la petite ville de St. George et aujourd’hui directrice des services aux membres de la chambre de commerce, Annie Simkins dit qu’il y a quelques années encore, « personne n’aurait pensé vivre à cet endroit ».

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L’ensemble immobilier Desert Color s'élève au cœur du désert.

« On venait faire la fête ici quand on était jeunes », dit-elle en riant. Les bières s’ouvraient autour de feux faits dans le désert, auquel on accédait en jeep ou en VTT.

Avant, dit Annie Simkins, il n’y avait aux alentours de St. George que « des champs, des vaches et des chevaux ». Aujourd’hui, il s’agit de la région métropolitaine qui se développe le plus rapidement de tous les États-Unis, selon le dernier rapport du Bureau du recensement des États-Unis.

Entre juillet 2020 et juillet 2021, la population a augmenté de près de 10 000 habitants, une augmentation de 5,1 %, principalement en raison de la migration.

Que s’est-il passé ? « La COVID-19 », répondent d’une seule voix le président de la Chambre de commerce, Shawn Christensen, et Annie Simkins, qui observent que retraités comme jeunes en recherche d’emploi sont attirés par la région.

Des attraits naturels

C’est tout le comté de Washington, dans le sud de l’Utah, qui croît à la vitesse grand V. Il faut dire que les attraits sont nombreux.

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Les paysages à couper le souffle du parc national de Zion attirent les touristes en grand nombre.

En ce vendredi de la fin de septembre, le parc national de Zion est bien achalandé. La beauté des paysages attire les touristes comme jamais. Entre 2014 et 2019, ce parc a connu une hausse de fréquentation de près de 50 %. En 2021, il était au deuxième rang des parcs nationaux les plus visités au pays. Pendant la pandémie, le parc a été « victime de son succès », dit John Stavros, qui parcourt les sentiers du parc comme bénévole depuis cinq ans.

Il se promène dans le parc avec une brosse qu’il utilise pour nettoyer les graffitis. Le succès du parc, dit-il, amène son lot de « défis » pour garder la nature en état.

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John Stavros parcourt les sentiers du parc national de Zion depuis cinq ans. Le bénévole a vu la fréquentation augmenter au fil des ans, ainsi que ses répercussions sur le milieu naturel.

À la Chambre de commerce de St. George, on vante la proximité de la nature aux entreprises qui songent à s’y installer. « Il fait soleil 300 jours par année, les parcs nationaux sont à 45 minutes en voiture, on peut faire de la randonnée pendant des jours… », énumère son président, Shawn Christensen.

De l’eau à préserver

Un aéroport flambant neuf, un quartier destiné à accueillir des entreprises technologiques, le tourisme qui atteint des records : attirer autant de gens en plein désert ne se fait pas sans heurts.

« Nous allons devoir faire des changements significatifs dans notre mode de vie, ou nous allons finir par manquer d’eau », a déclaré en août le sénateur républicain Mitt Romney, en visite dans le comté de Washington.

L’eau, ou plutôt la peur d’en manquer : c’est ce qui fait jaser à St. George.

« St. George a de l’eau en abondance, mais c’est un des endroits où on en gaspille le plus aux États-Unis », dit Zachary Frankel, directeur de l’organisme Utah Rivers Council. Il s’y consomme en moyenne 1160 litres d’eau par jour par personne, dit-il, soit plus du double de la moyenne nationale.

Plutôt que de hausser le prix de l’eau, des intérêts privés ont mené « une campagne de propagande » pour vendre l’idée que St. George manque d’eau alors que ce n’est pas le cas, poursuit M. Frankel.

Un plan pour construire un pipeline de 225 kilomètres qui puiserait de l’eau dans le lac Powell a été ébauché. Sa réalisation reste incertaine, mais ce serait une bien mauvaise solution, estime M. Frankel.

« Ça servirait à arroser les gazons et les terrains de golf », dit Zachary Frankel. Les amateurs de golf ont l’embarras du choix : dans un rayon de 30 kilomètres autour du parc national de Zion, il y en a 13, promeut l’office de tourisme de la région.

« Il faut voir ce qu’on veut dire quand on dit qu’on manque d’eau : les gazons sont jaunes, ou les gens meurent de soif ? », ironise-t-il.