Deux ans après la «révolution du jasmin», les tenants de la laïcité et les intégristes religieux s'affrontent en Tunisie. Au premier plan de cette guerre d'influence: les salafistes, ces islamistes radicaux qui prônent un retour aux pratiques de l'époque de Mahomet. Ils sont engagés dans une bataille qui se déroule, entre autres, dans les écoles et les universités.

Abdel Wahed Sandesni laisse tomber sa tête entre ses mains et reste longtemps immobile. Puis il relève des yeux remplis d'eau et soupire: «Ce n'est pas mon pays. C'est un cauchemar.»

Quinquagénaire au visage buriné par les rides, Abdel Wahed Sandesni dirige le lycée de Menzel Bouzelfa, à une quarantaine de minutes de Tunis.

Le cauchemar qui lui arrache des larmes a débuté le 1er avril, quand une élève s'est présentée en classe le visage voilé d'un niqab.

Fort d'une directive du ministère de l'Éducation, le directeur a dit non. Ou bien Shaima Shebel allait laisser tomber le voile intégral, ou bien elle ne pourrait pas assister aux cours.

Dans les jours qui ont suivi, le lycée de Menzel Bouzelfa s'est retrouvé dans la ligne de mire des intégristes. Quatre hommes représentant des organisations affublées de noms tels que «Liberté et égalité», ou «La ligue de défense de la révolution», ont rendu visite à Abdel Wahed Sandesni.

«Ils m'ont menacé de suspendre les cours par la force», confie le directeur. Un matin, deux hommes barbus ont surgi dans la cour de l'école, avec un mégaphone. Ils ont appelé les élèves à se révolter contre la décision de la direction.

Puis, au petit matin du 10 avril, trois hommes en cagoule ont foncé sur le directeur du lycée, alors qu'il s'apprêtait à garer son auto devant l'école. Ils l'ont frappé à coup de matraque et ont fracassé les vitres de la voiture.

Abdel Wahed Sandesni est convaincu que ses agresseurs sont des extrémistes furieux parce qu'il a dit non au voile intégral. Il n'en a aucune preuve. Mais au lycée, tous relient cette attaque à la «crise du niqab.»

Épreuve de force

Lors de notre visite, trois jours après l'agression, des éclats de vitre jonchent encore le sol dans l'entrée de l'école. Dans la cour, la majorité des élèves appuient leur directeur. «Les salafistes ont commencé par nous parler de liberté, puis ils nous ont appelés à nous révolter contre l'administration», dénonce une élève.

«Dans certains lycées, le niqab est accepté», proteste une autre, soulevant des huées.

La tension est à son comble dans ce lycée plongé dans un psychodrame révélateur du fossé qui divise la Tunisie, deux ans après le renversement du dictateur Ben Ali. D'un côté, les tenants de la laïcité. De l'autre, les salafistes qui veulent pousser le pays vers un islam radical.

Et au milieu, les islamistes du parti Ennahda, proches des Frères musulmans, qui ont remporté les premières élections libres, en octobre 2011.

Mais plusieurs reprochent à Ennahda de jouer un double jeu avec la principale organisation salafiste tunisienne, Ansar al-Sharia. D'un côté, le gouvernement tunisien s'en sert pour bien asseoir, par contraste, sa réputation de modéré.

Mais les salafistes jouent aussi le rôle de «bras armé d'Ennahda», accusent de nombreux Tunisiens.

«Ennahda a besoin des extrémistes, pour montrer qu'il est le seul à pouvoir les contrôler et à leur couper l'herbe sous les pieds, en islamisant un peu la Tunisie», dit Michael Ayari, du International Crisis Group à Tunis.

«Occupy Mosque»

Réprimés sous la dictature, les salafistes ont fait leur apparition dans les rues de Tunis après la chute de Ben Ali, à la surprise générale. Avec leurs longues barbes et leurs tuniques à mi-mollet, «les gens les voyaient comme des Martiens», dit le spécialiste de ce mouvement, Fabio Merone.

Peu à peu, des imams salafistes, dont certains prônent le «djihad armé», ont pris contrôle de centaines de mosquées, écartant les leaders religieux associés à l'ancien régime. «C'était «Occupy Mosque»» dit Fabio Merone, en référence au mouvement Occupy Wall Street...

Résultat: la Tunisie compte aujourd'hui entre 200 et 400 mosquées djihadistes qui rejoignent quelque 50 000 sympathisants.

Fabio Merone explique la montée des intégristes par la répression qu'ils ont subie sous Ben Ali. «La Tunisie n'est pas une petite France. Les gens avaient faim et soif de religion.»

Le mouvement Ansar al-Sharia a été fondé en avril 2011 par des djihadistes libérés de prison. Officiellement, il appelle ses membres à un «djihad pacifique», du moins à l'intérieur de la Tunisie. Mais dans les faits, le groupe s'est retrouvé au coeur de plusieurs éruptions de violence, depuis deux ans.

Protestations contre la chaîne de la télévision Nessma, qui a diffusé le film Persépolis, où l'on voit une image de Dieu. Manifestations contre une exposition d'art jugée offensante pour l'islam. Attaques contre l'Université Manouba, à Tunis, pour la forcer à ouvrir les portes au niqab.

En septembre 2012, des salafistes ont attaqué l'ambassade américaine à Tunis, pour protester contre le film L'innocence des musulmans. L'émeute a fait deux morts.

Depuis, le gouvernement tunisien a annoncé qu'il traquerait sans merci les cellules djihadistes. Des dizaines de salafistes ont été arrêtés et détenus. La majorité a été relâchée après quelques mois de prison.

Aujourd'hui, le leader d'Ansar al-Sharia, Abou Iyadh, est en cavale. Les prêcheurs salafistes fuient les médias. Et plusieurs militants ont taillé leur barbe et troqué leur tunique pour des survêtements de sport.

Mais même si le groupe est aujourd'hui ciblé par la police, les salafistes restent «des compagnons de voyage possibles pour Ennahda», dit Fabio Merone.

À la faculté des sciences de l'Université de Tunis, une poignée d'étudiantes en niqab occupe une aire libre, sous des affiches prônant la liberté pour les adeptes du voile intégral. «Le corps et l'âme des femmes doivent être protégés contre les agressions», explique Amina Dahlili, étudiante en électronique, qui participe tous les jours à ce sit-in, réclamant le droit d'assister à ses cours en niqab.

«Il y a un an, je ne portais même pas le hidjab. J'avais besoin de donner un sens à ma vie. J'ai cherché dans toutes les religions et l'islam est la plus logique.»

Le niqab dans les salles de classe, c'est l'une des principales batailles des intégristes tunisiens, qui se sont aussi battus pour criminaliser le blasphème, ou encore pour modifier le code du statut personnel, de sorte que la femme y soit qualifiée comme le «complément» de l'homme.

Jusqu'à maintenant, ils ont perdu la plupart de leurs batailles. L'Université de la Manouba a remporté une victoire écrasante contre les salafistes, qui se sont rabattus sur les écoles.

Pour Anna Guellalli, de Human Rights Watch à Tunis, le bilan des deux années post-Ben Ali est mitigé. L'État ne fait pas vraiment son travail pour arrêter les groupuscules violents. On entend des discours inquiétants pour les femmes. Tel ce député d'Ennahda, Habib Ellouz, qui a défendu l'excision, en affirmant qu'elle rendait le sexe des femmes «plus joli.» En même temps, «il n'y a pas eu de reculs législatifs.»

À la veille de l'adoption d'une nouvelle Constitution, religieux et laïcs s'affrontent dans un bras de fer dont l'issue est imprévisible.

La présence des salafistes en Tunisie reste «une bombe à retardement», selon Anna Guellalli, à cause de l'instabilité des pays voisins, qui risque d'exacerber les tensions agitant Tunis.

Devant la maison de Shaima Shebel, à Menzel Bouzelfa, une grande casserole distille de l'eau d'oranger. Dans le salon, la télévision diffuse en boucle des sourates du Coran.

Quand on lui demande pourquoi elle a décidé, du jour au lendemain, de porter le niqab, l'élève de 18 ans cherche ses mots: «C'est parce que j'ai lu des livres.»

Yassin Bouzelfa, directeur de l'association Ahsinou, l'un des groupes qui appuient sa bataille pour le droit au niqab, nous accompagne chez Shaima. «Nous sommes prêts à nous battre devant les tribunaux», avertit-il.

Shaima Shebel triture ses mains, mal à l'aise parce qu'elle a oublié de mettre ses gants. Timide et silencieuse, elle est à l'avant-plan d'une guerre qui semble la dépasser.

LA TUNISIE EN BREF

Population: 11 millions

Religion: 98 % sont musulmans sunnites

Chute de la dictature: le président Ben Ali a fui vers l'Arabie saoudite le 14 janvier 2011, après quatre semaines de protestations.

Élections: les Tunisiens ont voté le 23 octobre 2011 pour élire une Assemblée constituante de 217 membres. Le parti islamiste Ennahda, proche des Frères musulmans, est arrivé en tête avec 89 sièges.

Président: Moncef Marzouki, ancien militant des droits de l'homme.

Premier ministre: Ali Larayedh, l'un des leaders du parti islamiste Ennahda.

Avenir: l'Assemblée constituante tunisienne prévoit l'adoption d'une nouvelle constitution en juillet, suivie d'élections entre octobre et décembre. Plusieurs jugent cet échéancier irréaliste.

PHOTO WASSIM BEN RHOUMA, LA PRESSE

Nour el-Fahem et Bacha Hadiane, deux étudiantes au lycée Menzel Bouzelfa. La première appuie le port du niqab en classe, la seconde s'y oppose.