Elle a beau recevoir des menaces et des insultes, rien n’arrête la juriste Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens. Depuis des mois, elle est sur toutes les tribunes pour dénoncer haut et fort les atrocités commises en Palestine et implorer la communauté internationale et la société civile de ne pas détourner le regard.

Le temps d’une visioconférence depuis Tunis, j’ai eu l’occasion d’entendre l’experte spécialisée en droit international qui participait vendredi à une conférence de presse de la Coalition du Québec URGENCE Palestine soulignant le 76anniversaire de la Nakba, l’exode forcé des Palestiniens durant la guerre israélo-arabe de 1948.

« La Nakba est encore en cours et doit être arrêtée une fois pour toutes », a-t-elle dit.

Francesca Albanese a parlé de son rapport Anatomie d’un génocide, présenté au Comité des droits de l’homme de l’ONU à la fin du mois de mars. Un rapport dévastateur, rejeté d’un revers de main par Israël et les États-Unis, où l’experte conclut, après avoir analysé les schémas de violence et les politiques israéliennes de l’offensive sur Gaza, qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide a été atteint1.

Selon l’analyse bien étayée de l’experte indépendante, le gouvernement et l’armée d’Israël ont intentionnellement déformé les règles fondamentales du droit international humanitaire afin de rendre légitime « la violence génocidaire à l’encontre du peuple palestinien2 ».

Selon elle, les autorités israéliennes ont par exemple travesti la notion de « boucliers humains », dont l’utilisation, strictement interdite par le droit international humanitaire, constitue un crime de guerre. Bien que ce soit interdit, leur possible utilisation ne rend pas légales pour autant les attaques indiscriminées ou disproportionnées d’Israël contre la population civile. À moins de transformer Gaza en un « monde sans civils » en prétendant que l’ensemble de la population est largement « complice » du Hamas et donc « tuable », explique dans son rapport la juriste, interdite de séjour en Israël pour cause de propos jugés « antisémites » par les autorités israéliennes.

« Le droit international ne permet pas d’affirmer de manière générale qu’une force adverse utilise l’ensemble de la population comme boucliers humains en bloc », rappelle-t-elle. C’est pourtant ce qu’ont fait les autorités israéliennes en décrivant les églises, les mosquées, les écoles, les installations de l’ONU, les universités, les hôpitaux et même les ambulances comme étant liés au Hamas.

Résultat : depuis le 7 octobre, Israël a tué plus de 35 000 Palestiniens à Gaza, dont plus de 15 000 enfants, a rappelé Francesca Albanese. Plus de 10 000 personnes sont présumées mortes sous les décombres. Plus de 70 % des zones résidentielles à Gaza ont été détruites et 90 % de la population a été déplacée de force.

« Des milliers de familles ont perdu des êtres chers ou ont été complètement anéanties. Beaucoup n’ont pas pu enterrer ni pleurer leurs proches, contraintes de laisser leurs corps en décomposition dans les maisons, dans la rue ou sous les décombres. Des milliers de Palestiniens ont été détenus et systématiquement soumis à des traitements inhumains et dégradants. Deux millions ont été contraints à la famine à Gaza. Le traumatisme collectif, qui n’a sûrement pas épargné les otages, est incalculable et sera vécu par les générations à venir. »

PHOTO FABRICE COFFRINI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens, Francesca Albanese, en mars dernier

Après avoir mené une mission en Jordanie et en Égypte qui lui a permis notamment de s’entretenir avec des médecins ayant soigné des patients palestiniens, la rapporteuse spéciale considère que son rapport sous-estime l’horreur vécue par les Palestiniens.

La situation à Gaza est pire que ce que j’avais personnellement évalué dans mon rapport.

Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens

Pire dans quel sens ? Ce qui est particulièrement effroyable, ce sont les conséquences de la destruction des hôpitaux. Auparavant, les patients arrivaient avec des blessures de guerre, frappés par des bombes, par exemple. Mais de plus en plus, on voit des patients qui subissent les effets de la malnutrition, du manque d’eau potable et du manque de médicaments.

« Je vous donne un exemple qui m’a beaucoup frappée : celui d’un enfant qui a développé une pancréatite après avoir mangé de la nourriture pour animaux et bu de l’eau contaminée. » À défaut d’autres médicaments pour calmer sa douleur, on lui avait donné de la morphine à laquelle il est devenu dépendant. L’enfant, torturé par la douleur, était dans un état de maigreur extrême. « On ne savait pas s’il allait pouvoir être soigné ou pas. »

Lorsque je lui ai demandé si les chiffres quant au nombre de victimes civiles palestiniennes étaient fiables même s’ils proviennent du ministère de la Santé du Hamas, Francesca Albanese a rappelé que les commissions d’enquête internationales qui ont fait des vérifications après les guerres précédentes ayant eu lieu à Gaza n’ont jamais trouvé matière à contestation.

C’est fort probable que le chiffre final soit beaucoup plus élevé que ce que le ministère de la Santé donne quant au nombre de morts parce que, depuis la première attaque à l’hôpital al-Chifa, on a détruit la possibilité de vérifier toutes les données. C’est-à-dire qu’on n’arrive plus à compter les morts. C’est ça, la vérité.

Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens

Il faut par ailleurs préciser que le niveau de destruction de Gaza n’est pas documenté seulement par le ministère de la Santé du Hamas. La Banque mondiale, conjointement avec les Nations unies, a notamment publié un dossier qui montre que la destruction y est beaucoup plus grave que ce qui a été estimé, bien que la mort sous les bombes de nombreux journalistes palestiniens et l’interdiction d’entrer à Gaza qu’impose Israël aux médias étrangers rend difficile d’en réunir les preuves3. « Pourquoi Israël ne permet à aucun observateur étranger ni à la presse de rentrer dans la bande de Gaza ? »

Et que doit faire le Canada dans tout ça ? Comme tout signataire de la Convention internationale pour la prévention et la répression du crime de génocide, il a des obligations, a rappelé Diane Lamoureux, professeure émérite du département de science politique de l’Université Laval, et porte-parole de la Coalition du Québec URGENCE Palestine. Pour ne pas être complice d’un génocide, dit-elle, le gouvernement canadien devrait imposer un embargo complet et immédiat sur les armes envoyées à Israël.

Même si on sent une fatigue dans la population et dans les médias devant les nouvelles désespérantes venant de Gaza, « il est plus que nécessaire de se lever en masse pour que le “plus jamais” en ce qui concerne le génocide devienne enfin réalité », a dit Diane Lamoureux.

La fatigue qui fait en sorte que l’on détourne le regard et ne se lève plus devant des injustices est un signe de privilège, a rappelé l’infatigable Francesca Albanese.

« Nous, nous sommes des privilégiés qui peuvent éviter de s’occuper de ce qui se passe à Gaza. Mais c’est notre obligation, à moi en tant qu’Européenne, à vous en tant que Canadiens, de nous en occuper et de gérer ce conflit, car ça se passe aussi avec votre argent et en votre nom. »

1. Lisez l’article « Rapporteuse de l’ONU : Francesca Albanese accuse Israël de commettre plusieurs “actes de génocide” » 2. Consultez le rapport Anatomie d’un génocide (en anglais) 3. Visionnez le reportage de France 24 « Journée mondiale de la liberté de la presse : 135 journalistes tués à Gaza en 7 mois »