Quand bien même on accuserait des généraux ou même Vladimir Poutine de crimes de guerre en Ukraine, qu’est-ce que ça changera au juste ?

À la guerre, absolument rien. Si les Russes avaient peur de la Cour pénale internationale – dont ils ne sont pas membres –, ça se saurait. L’invasion russe est d’ailleurs une sorte d’aveu de faiblesse extrême de la théorie de la dissuasion juridique. En créant des tribunaux internationaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en condamnant les tortionnaires et politiques allemands, japonais, serbes, rwandais, cambodgiens ou de la Sierra Leone, on était censé « mettre fin à l’impunité ». Et ainsi inciter à la retenue les dirigeants de partout sur la planète.

Les évènements récents ne confirment pas vraiment cela…

N’empêche, selon le New York Times, le procureur-chef de la Cour pénale internationale s’apprête à déposer des actes d’accusation contre des Russes pour deux séries de crimes.

D’abord, le « déplacement » de milliers d’enfants ukrainiens vers la Russie – des kidnappings dans des orphelinats et diverses institutions, documentés par plusieurs enquêtes. Ensuite, les attaques délibérées contre des infrastructures civiles – centrales électriques, immeubles résidentiels, hôpitaux, etc.

Ces crimes de guerre ont été documentés en temps réel depuis un an, ce qui est à peu près inédit.

Comme le soulignait l’ancienne procureure Louise Arbour, normalement, on amasse la preuve des crimes bien après le fait. Les Ukrainiens, au contraire, ont ouvert leurs portes à toutes les instances qui voulaient recueillir des preuves en direct ou presque.

Revenons donc à la question : qu’est-ce que ça donnera ? Les dirigeants politiques et militaires russes sont déjà interdits de séjour en Europe et sur une large portion de la planète. Il ne faut pas imaginer qu’on les arrêtera dans cinq ans en train de faire du ski à Saint-Moritz avec des lunettes et un faux nez.

En principe, la cour n’a pas compétence sur les ressortissants russes. Ni les Ukrainiens, d’ailleurs : les deux États n’ont pas entériné le Statut de Rome et ne sont donc pas membres de la CPI. Mais l’Ukraine a « accepté la compétence » de la cour, ce qui donne ouverture à des accusations pour des actes commis sur son territoire.

L’ironie ici est que les États-Unis, parmi les premiers à parler de « crimes de guerre » ou de « crimes contre l’humanité » en Ukraine, ne sont pas non plus membres de la cour. En principe, les Américains soutiennent les efforts pour monter le dossier. Mais en pratique, il est très délicat d’envoyer la preuve considérable recueillie par les services de renseignement et l’armée américaine. Ce serait déjà participer à une cour que le pays ne reconnaît pas et risquer de voir méthodes et sources éventées. Si jamais les États-Unis envahissent un pays (ça s’est déjà vu…), des dossiers pourraient être ouverts contre des militaires ou des dirigeants sans immunité.

Dans une entrevue à Politico, l’ex-procureur-chef Luis Moreno Ocampo dit que l’actuel procureur Karim Khan n’a pas besoin de la preuve américaine et devrait s’en passer. Mais pour lui, il faut aussi accuser Poutine, tant le crime d’agression est évident et facile à prouver.

Je sais, je n’ai pas encore répondu à la question. Elle est d’autant plus pertinente que le bilan de la Cour pénale internationale n’est pas particulièrement impressionnant – contrairement aux tribunaux spéciaux, qui ont tout de même quelques condamnations à leur actif. Beaucoup d’enquêtes, mais une poignée de condamnations, toutes contre des Africains.

L’accusé le plus célèbre dans les cartons de MOcampo est l’ancien président du Soudan Omar el-Béchir. Il a été arrêté 10 ans après son accusation, mais à la suite d’un renversement de régime… et n’a jamais été livré à la cour.

On devine bien que personne n’ira arrêter les généraux à Moscou ni Poutine dans son palais de Sotchi.

Ça ne veut pas dire que ça ne « sert à rien ».

Premièrement, monter des dossiers d’accusation permet de conserver la preuve des crimes. De les archiver. Pour qu’au moins, ils ne soient pas totalement effacés.

Deuxièmement, on ne sait pas comment l’histoire s’écrira. Le renversement de Vladimir Poutine apparaît totalement invraisemblable. Mais l’effondrement de l’URSS aussi, à la fin des années 1980.

Un changement de régime crée des occasions de reprendre le fil de la justice internationale.

Tous les dirigeants politiques qui ont été traduits devant les tribunaux pénaux internationaux l’ont été après avoir perdu le pouvoir, soulignait Louise Arbour dans une entrevue qu’elle m’a accordée l’été dernier. « Quand on me disait : “Vous ne serez pas capables de les sortir de Serbie”, je répondais : “Ils ne seront pas capables de rester hors de La Haye.” Tout dépend de la façon dont ils perdent le pouvoir. Mais c’est la déchéance politique qui permet de les arrêter. »

C’est une lointaine hypothèse pour l’instant. Mais ne pas documenter ces crimes, renoncer à juger leurs auteurs pour cause d’improbabilité, c’est aussi démissionner. De toute justice internationale. De toute justice pour les victimes de cette guerre insensée. Qu’au moins l’on puisse mettre des noms et des faits sur les crimes.

Ça me semble une justification largement suffisante.