L’histoire était bouleversante d’horreur et d’absurdité. Le 4 mars, trois jeunes Ukrainiens au grand cœur s’étaient mis en tête de secourir des animaux errants à Boutcha, en banlieue de Kyiv. Les trois amis, une fille et deux gars dans la vingtaine, étaient partis en mission, armés de sacs de croquettes. Un char russe avait tiré sur leur voiture ; ils étaient morts sur le coup. Le père d’un des jeunes, qui habitait tout près, était parvenu à tirer les corps du véhicule et à les traîner dans sa cave. Mais les bombardements l’empêchaient d’obtenir de l’aide. Les corps étaient restés là pendant des jours.

Le reportage était signé Anna Myroniuk, cheffe de l’équipe d’enquête du Kyiv Independent. À l’époque, le monde ignorait l’ampleur du massacre en cours à Boutcha. Et personne ne pouvait se douter qu’au moment où Anna écrivait son reportage, sa propre mère était coincée dans cette banlieue martyre. Pendant des jours, la pauvre femme s’était terrée dans le sous-sol de sa maison, sans chauffage et sans électricité, à court d’eau et de nourriture.

Impuissante à faire quoi que soit pour évacuer sa mère, Anna écrivait, malgré le cauchemar qu’elle était en train de vivre — ou peut-être à cause de lui.

Elle écrivait pour témoigner. Parce qu’il fallait absolument faire entendre la voix des victimes de cette guerre totale au cœur de l’Europe.

Anna écrivait, malgré l’angoisse. « Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer ma mère dans la prochaine voiture sur laquelle les Russes tireraient », confie-t-elle dans Carnet de bord de la résistance ukrainienne, un livre collectif écrit par des journalistes du Kyiv Independent, à paraître au Québec cette semaine.

Ils sont une trentaine à travailler à la rédaction de ce journal, en anglais. On y compte une chroniqueuse mode, un reporter aux affaires, un journaliste aux arts et spectacles…

Le 24 février, à l’aube, ils sont tous devenus reporters de guerre.

« C’est surtout une histoire d’amitié, ce journal », me raconte Alexander Query, seul reporter français du Kyiv Independent. Une histoire qui ressemble à un scénario de film. Quatre mois avant le début de la guerre, les journalistes du Kyiv Post s’étaient rebellés contre la ligne éditoriale trop docile imposée par son nouveau propriétaire, un magnat de l’immobilier ayant amassé une fortune à Odessa. Le proprio avait répliqué… en flanquant tous les reporters à la porte.

PHOTO FOURNIE PAR ALEXANDER QUERY

Alexander Query

Les journalistes avaient alors décidé de créer une publication « au service de ses lecteurs et de la collectivité, et de personne d’autre ». Le Kyiv Independent était né.

« Nous nous sommes rapprochés et nous sommes devenus une véritable équipe, très soudée », écrit Anna Myroniuk dans le livre. Une équipe modeste, mais qui travaille d’arrache-pied. Quand un journaliste tombe de sommeil, un autre prend le relais pour alimenter le fil d’actualités. La veille se poursuit, 24 heures sur 24. Sept jours sur sept.

C’est ainsi que le Kyiv Independent s’est imposé comme une sorte de service essentiel. En quelques mois, cette publication construite à partir de rien est devenue la voix la plus influente de l’Ukraine à l’étranger.

« Notre mission est d’informer le monde sur ce qui se passe en Ukraine », explique Alexander Query, qui était affecté aux affaires économiques avant l’invasion. Comme tout le monde, il a eu peur, bien sûr, mais il n’a jamais songé à fuir. « Je me serais senti lâche si j’étais rentré en France. Pour moi, c’était crucial de rester. »

Il a tout de même pris soin de scotcher les fenêtres de son appartement, de déplacer le matelas dans le couloir et de faire des réserves d’eau potable. « La guerre sera longue, mais je serai ici pour en parler. » Il ne se détournera pas de l’horreur. Il écrira, quoi qu’il arrive.

Le 20 avril, Anna Myroniuk a publié une autre histoire terrible, mais terriblement importante : celle de Karina Yershova, 23 ans, violée et torturée à mort par des soldats russes à Boutcha.

Dans son reportage, Anna a voulu humaniser la jeune femme. Ne pas la réduire à la seule image, sordide, de sa fin atroce. Raconter qui elle était, d’où elle venait. « La guerre s’est immiscée dans sa vie dès son adolescence, a-t-elle écrit. En 2014, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine à l’est, Karina a fui son Donetsk natal avec sa famille. Ils ont réussi à s’échapper et se sont installés dans cette banlieue tranquille de Kyiv. Huit ans plus tard, les troupes russes étaient à nouveau à leur porte. »

Mieux que quiconque, Anna pouvait comprendre la détresse que Karina avait dû éprouver au moment de son exil forcé. Elle aussi avait fui son Donetsk natal, en 2014. Huit ans plus tard, elle aussi avait été rattrapée par la guerre.

Une guerre qui n’en finit pas de la rattraper. Le 4 mai, son ex-petit ami, dont elle était restée très proche, a été tué au front. Malgré cet autre coup dur, Anna continue d’écrire, pour survivre. Et pour résister.

Carnet de bord de la résistance ukrainienne

Carnet de bord de la résistance ukrainienne

Nouveau Monde Éditions (en librairie le 15 juin)