C’est sans doute le cliché le plus inoffensif que mon collègue Martin Tremblay a croqué en Ukraine.

Nous nous étions arrêtés pour manger un bortsch et des dranikis, spécialités ukrainiennes faites de pommes de terre, au retour d’un reportage à la frontière biélorusse. C’était la fin de l’après-midi. La lumière était belle.

Martin s’apprêtait à remonter en voiture quand il a vu quelques villageois s’approcher dans le soleil couchant. Il a pris une photo. Une femme lui a demandé ce qu’il faisait là. Elle n’avait pas l’air contente.

Nous avons repris la route. La nuit est tombée. Au point de contrôle routier, une centaine de kilomètres plus loin, nous avons été aveuglés par des faisceaux de lampes de poche. Volodymyr, notre chauffeur, a reçu l’ordre de descendre de voiture, les mains en l’air. Les militaires l’ont retourné face au véhicule et l’ont fouillé sans ménagement.

Les militaires nous ont escortés au poste. Là-bas, des policiers à la mine patibulaire ont scruté nos passeports, fouillé nos cellulaires, examiné chacune des photos des appareils de Martin. Nous avons fini par comprendre que c’était la femme photographiée dans le soleil couchant qui nous avait dénoncés.

Dans un pays en guerre, même le plus innocent des clichés peut vous valoir une visite au poste de police.

Paranoïa extrême ? Sans doute. Mais le climat de suspicion qui règne en Ukraine est compréhensible. La traque aux collabos et aux espions russes infiltrés au pays bat son plein.

Ces « saboteurs » sont régulièrement arrêtés grâce à la vigilance de la population locale, qui signale tout ce qui lui semble louche. Dont nous.

Les militaires ont fini par nous laisser repartir. Martin et moi avons haussé les épaules : ça nous ferait une anecdote à raconter. Volodymyr, en revanche, était manifestement secoué. Nous l’aurions été tout autant, je présume, si cette histoire s’était déroulée sur l’autoroute 20.

Si ç’avait été notre pays, notre guerre.

* * *

Volodymyr Tsisaryk a été notre premier contact en Ukraine. Au 14e jour de l’invasion, il nous attendait dans sa Honda Accord blanche, à quelques centaines de mètres du poste-frontière chaotique qui sépare son pays de la Pologne.

Il avait accepté d’être notre chauffeur, le temps de quelques reportages. Nous ne l’avons pas regretté. En route pour Lviv, il zigzaguait avec la virtuosité d’un pilote de F1 entre des nids-de-poule qui auraient fait passer les rues de Montréal pour des allées de bowling. « C’est pour ralentir l’avancée des tanks russes », nous avait-il lancé, pince-sans-rire.

Nous avons vite compris que l’humour noir est un exutoire en temps de guerre. En Ukraine, on rit pour ne pas pleurer.

J’ai demandé à Volodymyr s’il avait déjà travaillé avec des journalistes. Je voulais savoir s’il savait à quoi s’attendre de ces bêtes particulières qui travaillent des heures impossibles et qui insistent pour aller là où ça brasse.

Il n’a pas bien saisi le sens de ma question. « Oh, oui, je connais bien les journalistes, m’a-t-il répondu. J’ai donné plusieurs entrevues… »

Je l’ai regardé, interloquée. Il se trouve que notre chauffeur est une célébrité locale !

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Volodymyr Tsisaryk (à gauche) prend la pose devant l’une de ses œuvres, au centre-ville de Lviv.

Volodymyr Tsisaryk est sculpteur. Certaines de ses œuvres enrichissent l’art public de Lviv. Au début de l’invasion, l’artiste a fait son effort de guerre. Dans son atelier, il a soudé des « hérissons tchèques », ces obstacles antichars en acier destinés à bloquer le passage des tanks russes.

Puis, il a fermé son atelier. À quoi bon le maintenir ouvert ? Personne n’avait la tête à commander des œuvres d’art alors qu’une brutale invasion menaçait de tout détruire.

Et voilà comment un sculpteur ukrainien en est venu à trimballer des journalistes québécois à travers le pays dans sa Honda Accord.

* * *

Au jour 18 de la guerre, quand des missiles russes ont pulvérisé une base militaire abritant des unités de combattants étrangers, près de Lviv, la femme de Volodymyr a décidé de partir, avec les enfants.

La menace se rapprochait trop de la maison.

Pour elle, la guerre n’était pas un jeu de Risk, où on étudie les cartes en tentant d’anticiper le prochain coup de Poutine. Ce n’était pas un film, où tout redeviendrait normal après le générique.

Pour elle, la guerre, c’était tout perdre : le boulot, la maison, les certitudes. Tout ce qu’elle tenait pour acquis. L’avenir qu’elle envisageait radieux, désormais obscurci.

Au jour 19, elle ne savait plus. Partir, ça voulait aussi dire s’arracher à tout ce qu’on connaît et qu’on aime. Trouver une nouvelle école pour les enfants, dans une autre langue. Tout recommencer, à partir de zéro.

Et puis, à cause de la loi martiale empêchant les hommes de quitter l’Ukraine, partir, ça voulait dire laisser Volodymyr derrière.

* * *

Ce soir-là, Volodymyr nous a conduits à la gare de Lviv. Nous avons pris un train de nuit pour Odessa.

Là-bas, nous avons recruté un autre chauffeur pour circuler d’une ville à l’autre. C’était essentiel. Même si nous avions pu déchiffrer l’alphabet cyrillique, les panneaux routiers nous auraient été bien inutiles : ils avaient été masqués pour empêcher les troupes ennemies de naviguer à l’intérieur du pays.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Sur la route d’Odessa, un panneau indique aux soldats russes d’aller se faire foutre dans toutes les directions.

Les Ukrainiens en avaient profité pour lancer un message aux soldats russes. Sur la route de Mykolaïv, un panneau bleu indiquait désormais : « Tout droit, allez vous faire foutre. À gauche, allez encore vous faire foutre. À droite, allez vous faire foutre jusqu’en Russie ! »

Cet esprit de bravade, nous l’avons trouvé partout en Ukraine.

Depuis qu’une poignée de garde-côtes avait lâché un « Allez vous faire foutre ! » bien senti aux marins d’un navire de guerre russe, en pleine mer Noire, c’était devenu le cri de ralliement de la résistance.

Les commerces de Lviv en étaient recouverts. « C’est un problème avec les enfants, rigolait Volodymyr. On leur a toujours dit qu’ils n’avaient pas le droit d’écrire des gros mots et là, c’est écrit partout ! On leur a expliqué qu’avec la guerre, on pouvait faire une exception… »

Il est venu nous cueillir à la gare à notre retour d’Odessa. Il nous a conduits au poste-frontière, à l’endroit même où il nous avait attendus, dix jours plus tôt.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

À la gare Centrale de Lviv, le grand exode se poursuit.

C’était le jour 24 de l’invasion. Il avait décidé de rouvrir son atelier. La vie devait reprendre son cours, malgré la guerre. Nous retournions à notre monde. Volodymyr n’avait pas le choix de s’adapter à sa nouvelle normalité.