(Lviv) Imaginez la bombe : votre petite fille reçoit un diagnostic du cancer des os. Imaginez les allers-retours à l’hôpital. Les traitements de chimio, éreintants. Les cheveux qui tombent. Les pronostics auxquels vous vous accrochez. Ceux que vous refusez d’entendre.

Votre cœur qui chavire. Votre monde qui bascule.

Et maintenant, imaginez qu’en plus de tout ça, des bombes, des vraies, se mettent à pleuvoir sur votre pays, sur votre ville, sur votre quartier. Vous devez vous réfugier dans un abri souterrain chaque fois qu’une sirène retentit. Tout s’arrête. Même les traitements de votre fille…

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À droite, Oksana Panasenko et Nastya, 8 ans

C’est la double calamité qui frappe Oksana Panasenko et Nastya, 8 ans.

La mère et la fille habitent Dnipro, au centre de l’Ukraine. L’opération de Nastya, qui devait avoir lieu à Kyiv, a été annulée. Trop risqué. On n’opère pas une enfant quand des chars russes menacent toujours plus dangereusement de réduire la capitale en ruines fumantes.

Imaginez le cauchemar. La tragédie. Vous savez que, si on interrompt les traitements de votre fille trop longtemps, elle sera condamnée à une mort certaine.

C’est l’histoire de Nastya.

Mais la fin, heureusement, n’est pas encore écrite.

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Le DRoman Kizyma

À peine née, cette guerre produit déjà des héros.

Le DRoman Kizyma en est un. Un vrai. Avec son équipe, il a déjà sauvé près de 200 enfants, dont Nastya.

Je l’ai rencontré samedi, au Centre médical spécialisé pour enfants de l’ouest de l’Ukraine. Cheveux en bataille, t-shirt, souliers non lacés, boucle d’oreille : il n’avait pas l’air d’un directeur de département d’oncologie pédiatrique.

Il avait l’air pressé. Exténué. En colère contre l’envahisseur russe. Mais, plus que tout, il avait l’air immensément fier de la délicate opération de sauvetage qui se déroulait sous ses yeux.

Aux portes de l’hôpital pédiatrique, une douzaine d’ambulances défilaient pour embarquer des enfants atteints du cancer. Trois autocars étaient stationnés un peu plus loin. Au total, 65 enfants malades et leurs familles s’apprêtaient à être évacués vers la Pologne, sous escorte policière.

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Incapable de marcher, Andreï Starovoit fera le chemin vers la Pologne en ambulance.

De là-bas, les enfants seront évalués à nouveau, puis envoyés dans les meilleurs hôpitaux d’Europe et d’Amérique du Nord, où ils recevront des traitements de pointe. Gratuitement.

C’était le quatrième convoi organisé depuis le début de la guerre. Une mission complexe : évacuer des enfants gravement malades. Sous les bombes.

Ils ont fui des villes assiégées, voire pilonnées par les soldats russes. Ils ont passé des jours dans des abris souterrains, privés de traitements. Enfin, ils ont échoué à Lviv, parmi des centaines de milliers d’autres déplacés.

Et c’est ainsi que le centre pédiatrique du DKizyma s’est transformé en hôpital de guerre.

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Le médecin ne dort plus beaucoup. Avant la guerre, il soignait une trentaine d’enfants. « Là, nous en avons reçu 200 en une semaine ! » Ça ne pouvait pas durer.

Le pédiatre examine les patients dès leur arrivée, parfois en pleine nuit. Pour gagner du temps, il dort à l’hôpital. « Quand j’entends la sirène d’alerte, je mets des enfants sur mes épaules et je cours à l’abri anti-bombe. Cette nuit, on y a passé deux heures. »

Ses propres enfants et sa femme ont trouvé refuge en Slovaquie. Le DKizyma, 38 ans, a tenu à les accompagner à la frontière. Les adieux ont été déchirants, mais c’était la seule façon de continuer.

Je dois savoir mes trois enfants en sécurité pour me concentrer sur mes tâches. Sinon, j’abandonnerais tout pour aller sauver ma famille.

Le DRoman Kizyma

Maintenant, il ne se consacre qu’aux évacuations d’urgence. Les jours se mêlent aux nuits, qui se mêlent aux jours. Le bon docteur rédige des dossiers médicaux et les fait traduire rapidement, pour que ses collègues européens aient tout en main dès l’admission des patients.

C’est que le DKizyma et son équipe sont engagés dans une course contre la montre. Le premier convoi a été retardé pendant des heures à la frontière. Ça n’arrivera plus.

« Nous sommes déterminés à sauver le plus d’enfants possible. Je dis “sauver”, parce que si les traitements sont interrompus trop longtemps, ils vont tous mourir. Ils ne seront pas comptabilisés parmi les victimes des missiles russes, mais ils seront victimes de ces missiles – indirectement. »

  • En Pologne, les enfants seront évalués et envoyés dans les meilleurs hôpitaux d’Europe.

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    En Pologne, les enfants seront évalués et envoyés dans les meilleurs hôpitaux d’Europe.

  • C’est le quatrième convoi organisé par le Dr Roman Kizyma

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    C’est le quatrième convoi organisé par le DRoman Kizyma

  • Dernier au revoir du personnel de l’hôpital aux enfants évacués

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    Dernier au revoir du personnel de l’hôpital aux enfants évacués

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Avec des traitements, 70 % à 80 % des enfants atteints du cancer s’en sortent bien, rappelle le DKizyma. « Il y a des milliers d’enfants malades en Ukraine. Imaginez, s’ils meurent tous : il y aurait plus de victimes parmi eux que parmi les soldats qui se battent contre l’armée russe ! »

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Le pédiatre oncologue compare l’envahisseur russe à un cancer qui étend désormais ses métastases en Ukraine. Un cancer virulent à éliminer une fois pour toutes.

Les bombes tombées sur l’hôpital pédiatrique de la ville portuaire de Marioupol, le 9 mars, l’ont révolté. « Pourquoi font-ils ça, au XXIsiècle ? C’est un crime de guerre ! Vous ne pouvez pas faire ça à des gens vulnérables ! »

La Russie venge ses échecs militaires aux mains des soldats ukrainiens en attaquant des cibles civiles, comme des hôpitaux, croit-il. Peu importent les conséquences. « Avec le temps, de plus en plus d’enfants restaient en Ukraine pour recevoir des traitements poussés, comme des greffes de moelle osseuse, ce qui est le signe d’un pays développé. Tout cela a été bousillé par un gars coincé dans l’Histoire. »

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Soixante-cinq enfants atteints du cancer sont évacués en Pologne.

Même si Lviv n’a pas été la cible de frappes, ses propres patients devront bientôt partir, eux aussi. L’afflux de réfugiés a mis l’hôpital dans un état précaire. Les malades sont trop nombreux. Le DKizyma calcule que d’ici la fin de mars, il y aura pénurie de médicaments pour tous les soigner.

Mais il restera. Pour les convois. À peine celui-ci s’était-il mis en branle que le médecin commençait déjà à organiser le cinquième. Roman Kizyma ne s’arrêtera pas tant que la guerre durera. Tant qu’il y aura des enfants à sauver.

« Même si des missiles tombent sur Lviv, nous resterons jusqu’au dernier moment. Personne ne s’enfuira. Je serai le dernier à quitter cet hôpital. »