(Krakovets) Au jour 15 de la guerre, ils ont décidé de partir.

À la hâte, ils ont emporté ce qu’ils avaient de plus précieux. Pas grand-chose ; toute leur vie tient désormais dans une valise. Sans regarder derrière, ils ont mis le cap vers l’ouest, prêts à plonger dans le vide.

Enfin… prêts…

Qui peut être prêt à ça ?

Ils n’avaient tout simplement plus le choix.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Mikola, sa femme Irina et leurs enfants, Lev, 9 ans, et Rima, 8 ans, fuyant les combats faisant rage à Irpin

Le chemin jusqu’à la frontière de Krakovets, qui mène en Pologne, a été long et périlleux. Mikola, sa femme Irina et leurs enfants, Lev, 9 ans, et Rima, 8 ans, sont venus d’Irpin, cette banlieue du nord-ouest de Kyiv pilonnée par l’armée russe. Au fil des jours, leur immeuble s’est vidé de ses locataires. Le bruit de bottes est devenu assourdissant. C’était partir ou mourir.

Ils ont choisi de survivre.

Il ne leur reste plus qu’un bref moment sur le sol ukrainien. Le vent est glacial. Les enfants se réchauffent autour du feu qui brûle dans un baril de métal, à quelques mètres du poste-frontière.

Emmitouflée dans un manteau rose pâle, Irina retient ses larmes. Déjà, elle rêve au retour.

Elle se doute qu’elle ne trouvera que des ruines.

Très vite, l’heure du départ sonne. Irina et les enfants s’engouffrent dans un autocar, en route pour la Pologne. Ils perdent tout. Un pays. Une maison.

Et Mikola, qui reste derrière.

  • Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

  • Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

  • Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

  • Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Le poste-frontière de Medyka est submergé par l’afflux de milliers d’Ukrainiens qui vont se réfugier en Pologne.

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Nous sommes entrés en Ukraine mercredi par un autre poste-frontière, celui de Medyka, un peu plus au sud. Le photographe Martin Tremblay et moi avions beau nous attendre au pire, la traversée nous a bouleversés.

Un chauffeur de taxi polonais nous avait laissés le plus près possible de la frontière, que nous devions traverser à pied, en traînant nos valises, nos casques et nos gilets pare-balles. Nous avons d’abord croisé une poignée de femmes poussant des enfants dans des paniers d’épicerie. Puis d’autres.

Bientôt, il y en a eu des centaines. Et puis, des milliers. Un flot ininterrompu de réfugiés, toujours plus gros, toujours plus impressionnant. Un flot de visages hagards et fatigués. Perdus et brisés.

Nous nous sommes frayé un chemin à contre-courant dans la foule. Des bénévoles avaient planté leurs tentes le long de la route pavée qui serpente jusqu’au poste-frontière. Certains réchauffaient de la soupe, d’autres grillaient des saucisses.

Côté ukrainien, la file s’étirait encore sur des centaines de mètres. En deux semaines, 2,5 millions d’Ukrainiens ont fui le pays. Des femmes, des adolescents, des enfants. Beaucoup, beaucoup d’enfants. Et des chats. Et des chiens.

Mais presque pas d’hommes.

Les hommes restent pour défendre la patrie.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Un ultime câlin pour Andreii Krisa et sa femme Oksana Krisa, au poste-frontière de Krakovets

Ils restent. Comme Andreii Krisa, rencontré au poste-frontière de Krakovets. Il s’est enrôlé pour garder l’un des innombrables barrages routiers dressés sur les routes d’Ukraine.

Ce matin, sa femme Oksana prend un aller simple pour la Pologne. Sans lui.

Ils restent. Comme Oleg Denk, qui retournera à Kyiv pour se battre. « C’est plus terrifiant de regarder les nouvelles à la télé sans rien faire, assure-t-il. Sur place, on a une poussée d’adrénaline ; on a moins peur. »

Ils restent. Comme Oleksandr Georgiiev. Il fait ses adieux à Lilya, sa femme, et à Daniel, leur bébé de 8 mois, « attendu depuis longtemps », confie-t-il dans un sourire triste.

Il retournera à Kyiv, lui aussi. Malgré l’étau qui se resserre autour de la capitale. Malgré le massacre appréhendé. Il y retournera malgré tout ça – ou plutôt à cause de tout ça. « Parce que c’est la chose à faire. »

Ils restent. Comme Volodymyr Zelensky, le président qui défie la puissante Russie, au risque de le payer de sa vie. « Nous continuerons à nous battre pour notre terre, coûte que coûte, dans les forêts, dans les champs, sur les rives et dans les rues », a-t-il déclaré mardi dans un discours aux accents churchilliens.

Ils restent. Parce que l’Ukraine est peuplée de héros.

Parce que c’est la chose à faire.

Mais aussi… parce qu’ils y sont forcés.

Daniel Vergeles veut partir. Désespérément.

Il a raté sa chance.

Au tout début de la guerre, j’aurais peut-être pu m’en aller. Mais j’ai perdu du temps, et maintenant, ça pète de partout… Je ne sais pas quoi faire.

Daniel Vergeles, Ukrainien

Daniel Vergeles veut partir, mais il n’en a pas le droit. La loi martiale, déclarée le 24 février, interdit à tous les hommes de 18 à 60 ans de quitter le pays.

« C’est le moment, pour chaque Ukrainien, de protéger sa maison en prenant les armes. Pas juste pour aider nos soldats, mais pour débarrasser l’Ukraine de l’ennemi, une fois pour toutes », a déclaré le ministre de l’Intérieur, le 24 février.

L’Ukraine compte 200 000 soldats et 300 000 réservistes. C’est peu, comparé aux 900 000 soldats et aux deux millions de réservistes de l’armée russe. D’où l’idée de mobiliser tous les hommes d’Ukraine.

Pour le moment, aucun civil n’a été forcé de se battre – seulement de rester au pays. Mais tout le monde craint que la conscription ne soit la prochaine étape de cette sale guerre qui s’envenime et qui s’enlise.

  • Des femmes de tous âges au poste-frontière de Krakovets

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Des femmes de tous âges au poste-frontière de Krakovets

  • Des réfugiés arrivent en bus, créant des vagues continuelles.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Des réfugiés arrivent en bus, créant des vagues continuelles.

  • Certains hommes ont le droit de quitter le pays. Étant parent unique, Bondan Magas, part pour la Pologne avec sa fille Alina, 8 ans.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Certains hommes ont le droit de quitter le pays. Étant parent unique, Bondan Magas, part pour la Pologne avec sa fille Alina, 8 ans.

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Mercredi, les Nations unies ont appelé l’Ukraine à adopter une approche « humaine » et « compatissante » envers les hommes qui tentent de fuir la guerre.

La grande majorité de ceux que j’ai rencontrés au poste-frontière de Krakovets m’ont dit être déterminés à rester au pays, quoi qu’il arrive.

Mais des hommes défient la loi martiale. Ils empruntent des points de passage irréguliers pour fuir leur propre pays. Des réseaux clandestins s’organisent.

Ils trouvent injuste qu’on les force à rester dans un pays à feu et à sang. Injuste et… sexiste. « Parce que j’ai un pénis, je ne peux pas partir », s’est désolé Tyrhan dans une récente entrevue avec le New York Times.

Tyrhan gagne sa vie en faisant des dessins animés. Il n’a jamais tenu un fusil de sa vie. Même pas en jouet, enfant ; il préférait les peluches. Terrifié, le jeune homme a patienté durant sept heures à la frontière, dans l’espoir de fuir en Pologne.

Parmi la foule, des gens le regardaient de travers. La tension a monté. Que faisait cet homme dans la fleur de l’âge parmi les réfugiés ? Il a fait mine de les ignorer, même quand ils se sont mis à lui crier par la tête : « Honte ! Honte ! Honte ! »

Au poste-frontière, on l’a forcé à rebrousser chemin.

Mikola ne retournera pas à Irpin. Il n’est pas suicidaire.

Dans sa vie d’avant, il travaillait sur des chantiers de construction. Il n’a jamais servi dans l’armée. Il n’a aucune idée de ce qu’il pourrait faire pour contribuer à l’effort de guerre.

Pour le moment, il n’a pas la tête à ça.

Depuis des jours, une seule chose a occupé ses pensées : mettre sa famille en sécurité. C’est fait. Il n’a pas d’autre plan. Il ne sait pas quoi faire ni où aller.

Au poste-frontière, il regarde l’autocar s’éloigner vers la Pologne, sa femme et ses enfants à bord. Sans savoir quand il les reverra ni s’il vivra pour les revoir.