(Dawson Springs, Kentucky) Talon Lacy se tient en plein milieu du salon de son oncle, sans murs, sans toit. En plein milieu de cette ville qu’il a dans la peau.

« J’ai voyagé pas mal dans ce pays, man, je suis allé en Floride et au Wyoming, j’ai déjà vu Washington, et je vais te dire : il n’y avait aucun endroit aussi beau. Aucun. Tous ces arbres déracinés, ces branches, c’étaient des arbres immenses, des chênes, des caryers… Regarde ce pin, peux-tu croire qu’il a 200 ans ? C’est le bois le plus mou de tous, et il a survécu, tout seul… »

Il se tient au milieu de ce qui reste de cette maison, entre mille tas de débris et de branchages.

Il se tient au milieu de tous ces discours optimistes de reconstruction. Et n’en croit pas un mot.

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Talon Lacy (à droite) est venu aider son oncle Franklin Hunter.

« Il n’y aura plus rien ici. Les gens n’ont pas d’argent. La plupart de ceux que je connais n’ont même pas d’assurance. Les gens sont extraordinaires, mais ils vont faire quoi ? Dès que tu arrives, les gens t’adoptent, dans cette ville. À l’école, quand des nouveaux arrivaient, neuf fois sur dix, ils disaient que leurs parents avaient choisi Dawson Springs parce que les maisons ne coûtaient pas cher. »

Cet « homme à tout faire » de 26 ans me montre les logements sociaux où il a passé son adolescence, pas loin. Effondrés.

Je connais chaque ruelle, j’ai joué ici, j’ai eu mes amis ici. Mais quand je suis revenu samedi, je ne savais plus où j’étais. Il n’y a plus rien. Tous les repères ont disparu. C’est fini.

Talon Lacy

L’oncle Franklin Hunter a été mineur de charbon pendant 21 ans.

« Tu ne rencontreras personne de plus fiable qu’un mineur de charbon. Même le gars que tu n’aimes pas, c’est ton frère. »

La mine a fermé. Il a mis son casque, ses bottes, sa ceinture dans le pick-up, et il a changé de ville.

Il s’est trouvé un boulot à l’usine de plastique, tout près d’ici. « On fait des gobelets pour McDonald’s. Le plus que je faisais à la mine, c’est 24,17 $ l’heure. Maintenant, je fais 15 $. Mais, hé, je pourrais faire 10 $, alors je suis béni. »

Il me fait visiter ce qui reste de sa maison. Me montre l’entrée du sous-sol, où il s’est réfugié avec sa femme, des parents, des voisins. « Il y avait neuf personnes, six chiens… Pas tout le monde n’a un sous-sol, on est chanceux. »

Le lendemain de la tornade, des gens en Illinois ont trouvé la photo d’un père en train de nourrir son bébé. Ils ont mis ça sur Facebook.

« C’était ma fille et moi ! Les photos étaient à 75 miles d’ici… »

Ils me parlent du restaurant du grand-père, Tom Country Kitchen, où toute la famille a travaillé. On servait du pain de viande et du poisson-chat frit.

Au milieu des silences, il prend la mesure de tout ce qui a disparu et ne reviendra pas.

« Ma femme, ce qui lui fait de la peine, c’est d’avoir perdu toutes ses décorations de Noël… Chaque année, on en achetait une nouvelle, spéciale, on mettait le nom des gens de la famille dessus… Mais tout le monde a survécu, au moins. »

Il attendait l’estimateur d’assurance, mais il ne viendra pas : il a attrapé la COVID-19. Je lui demande si les gens sont vaccinés, d’après lui. « 50-50 », me dit son neveu.

« Moi, je crois pas à ça. Je l’ai eue, et j’ai survécu, et j’ai des anticorps », dit Franklin, 49 ans.

Pendant que nous parlons, des voitures de police viennent fermer les rues. Joe Biden vient d’arriver et le quartier est bouclé. Tous les non-résidants doivent évacuer. Je reste, pour voir…

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Le président des États-Unis, Joe Biden, de passage à Dawson Springs

Un pick-up passe avec l’autocollant « Let’s go Brandon ». Le slogan est devenu un cri de ralliement codé anti-Biden, depuis une course de NASCAR cet automne. La foule criait « fuck you Biden », mais un journaliste a cru (ou prétendu entendre) qu’elle disait « Let’s go Brandon » pour encourager le coureur Brandon Brown.

« Si Biden vient ici, je serai poli en tant que chrétien, mais je suis un gars de Trump à 100 % », me dit Franklin.

« Tiens, prends ça. »

Il m’offre une bouteille d’eau.

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Jeri Cotton, dans ce qui reste de sa maison de Dawson Springs

Dawson Springs porte ce nom depuis qu’on a découvert une source d’eau minérale censée avoir des vertus thérapeutiques. Au début du XXsiècle, on venait de partout sur la côte Est pour une séance de spa à l’ancienne. Les vertus médicinales se sont révélées moins magiques, le grand hôtel a été incendié, et plus personne ne vient ici pour les eaux depuis 60 ans.

Le tiers des gens ici vivent d’une assistance de l’État, et le revenu médian est le tiers de la moyenne nationale américaine.

En marchant dans le vieux centre historique, on voit que les commerces anciens sont vacants depuis bien avant la tornade qui vient de détruire les deux tiers de cette ville d’un peu moins de 3000 personnes.

Une de ces petites villes déjà meurtries depuis 40 ans, par les mises à pied, la désindustrialisation et les mutations sociales.

« On dit les deux tiers pour l’instant, mais c’est peut-être 70 % qui a été détruit, l’évaluation n’est pas terminée », me dit Amie Thomas, une employée de la Ville.

En tout, 17 personnes sont mortes ici, et on en cherche encore – 54, officiellement, mais on pense qu’elles sont presque toutes en sécurité, simplement non rapportées. La tornade a fait 74 morts au Kentucky, une quinzaine dans les États voisins.

J’étais donc dans cette rue quand elle s’est trouvée soudainement bloquée par les voitures de police. Au loin, des micros avaient été installés pour Joe Biden et le gouverneur Andy Beshear. N’ayant pas d’accréditation de la Maison-Blanche, on m’a refoulé avec les résidants.

Pas beaucoup de fans de Biden, ici. Une petite ville très rouge dans un État rouge.

Mais comme on n’a jamais vu de président en ville, une vingtaine de sinistrés ont interrompu leur ménage pour voir ce qu’on pouvait voir, c’est-à-dire pas grand-chose.

Même à 300 mètres, nous avons tous été fouillés gentiment par les Services secrets, cela va de soi, le président ne voyage pas léger.

« À cause de lui, les bénévoles ont été obligés de partir, ils étaient en train d’installer une toile pour protéger le peu qu’il reste de toute ma vie », dit Kimberly Parriet. Et ce qui reste, ce n’est pas grand-chose, quelques photos, cinq, six meubles. La jeune voisine est venue lui porter un sac à main rose plein de boue, trouvé chez elle.

« C’est à vous ?

– Oh ! Merci, bébé ! »

Elle sort la photo de son ex-mari, enfant… Ils sont divorcés, mais elle est attachée à cette photo. Elle retient ses larmes. Elle m’emmène dans sa chambre à coucher, ouverte aux quatre vents, elle veut me montrer.

Un coussin noir lui a sauvé la vie, me dit-elle : il a bloqué la tête de lit qui allait s’abattre sur elle.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Kimberly Parriet, dans sa chambre à coucher, montre le coussin qui lui a « sauvé la vie ».

Elle me serre la main.

« Tu devrais mettre des gants, honey, tu as les mains froides. Excuse-moi, une mère reste une mère… »

Les femmes vous appellent souvent « honey », au Kentucky.

Beverly Linville et son fils Shawn m’ont parlé de leur maison qui a été soufflée de l’autre côté de la rue, pour s’encastrer dans celle du voisin. Personne n’est mort, même pas le chien, mais « ils ont dû lui donner des calmants, le pauvre ».

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Beverly Linville et son fils Shawn

Mme Parriet m’a parlé de cette dame, dont le corps a été projeté à 50 mètres de chez elle.

Il y a aussi ces deux sœurs, Marsha et Carole, qu’on a trouvées mortes dans les décombres. « Au moins, elles sont mortes ensemble, comme elles ont vécu. »

Tous m’ont parlé de cette nuit noire d’encre, sans électricité, sans téléphone, où l’on entendait les cris venir de partout.

Beaucoup m’ont dit qu’ils reconstruiront. Beaucoup m’ont dit qu’ils ne savent pas. Tous m’ont dit que ce sera très long.

Talon, lui, m’a dit que pour lui, sa ville est morte vendredi, et avec elle, toute son enfance rayée de la carte. Et c’était la plus belle des villes.