Depuis le début de la pandémie, à l’ère des restrictions multiples, les droits de la personne ont fait un pas de côté. En rencontrant virtuellement Kenneth Roth, le grand patron de Human Rights Watch, je m’attendais à voir un homme au bord de la crise de nerfs. J’avais tout faux.

Dans la noirceur de la dernière année et demie, le grand défenseur des droits de la personne voit des faisceaux de lumière. « La pandémie a accentué les écarts dans nos sociétés. On a vu que certaines minorités et les gens avec de bas revenus ont été laissés derrière. Qu’ils souffrent plus de la pandémie. Et ironiquement, le fait de mettre les projecteurs sur ces iniquités dans nos sociétés, ça a galvanisé une réponse. Et on voit plus d’efforts pour remédier à ces écarts qu’avant la pandémie », dit le New-Yorkais, qui prononcera une conférence sur le sujet jeudi midi à l’invitation du Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM).

PHOTO FOURNIE PAR KENNETH ROTH

Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch

L’exemple le plus éloquent, selon lui, est son propre pays, les États-Unis. La première économie mondiale a toujours mis l’accent sur l’importance des droits civils et politiques – droit à la libre expression, à un procès juste et équitable, à la libre religion –, mais les droits sociaux et économiques y tenaient un rôle de soutien très discret.

« On parle du droit aux soins de santé, du droit à l’éducation, du droit au logement et à un revenu de base. Ce sont tous des droits de la personne vitaux. Et il y a tout à coup une plus grande attention qui leur est portée. En arrivant au pouvoir, Joe Biden a utilisé le terme “droit à la santé” dans un discours. C’est une nouveauté dans notre système politique. C’est une véritable évolution », dit-il.

Au Congrès des États-Unis ces jours-ci, il est d’ailleurs question d’un projet de loi, assorti d’un budget de 3500 milliards de dollars, pour renforcer le filet social américain en mettant notamment sur pied une allocation familiale et un congé parental. Ces mesures, déjà en place chez nous, sont au cœur d’un crêpage de chignon au sud de la frontière. Entre les ailes de gauche et de centre droit du caucus démocrate, mais aussi au sein des élites médiatiques.

Kenneth Roth est bien conscient que le renforcement de l’État-providence américain ne se fera pas en un claquement de doigts.

Toutes les lois ne passeront pas nécessairement, mais il y a là un changement de discours notable qui n’aurait pas eu lieu sans la pandémie.

Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch

Il croit aussi qu’à l’échelle mondiale, la pandémie a forcé une prise de conscience sur la nécessité d’avoir des systèmes de santé robustes partout. « La COVID-19, ce n’est que la pandémie actuelle. Nous savons qu’il y en aura d’autres. Et fort probablement dans un avenir rapproché, dit-il. Malheureusement, cette prise de conscience ne semble pas avoir eu un impact sur la distribution des vaccins », ironise l’ancien procureur fédéral américain, qui tient les rênes de Human Rights Watch depuis 1993.

Il serait d’ailleurs tout à fait erroné de croire que Kenneth Roth porte de belles grosses lunettes roses. Avec son organisation forte de 450 chercheurs éparpillés aux quatre coins du monde, l’homme a passé les trois dernières années à enquêter afin de documenter et de mettre en lumière les pires violations des droits de la personne dans le monde – les crimes de guerre en Syrie, les crimes contre l’humanité perpétrés contre les Rohingya en Birmanie ou la répression politique en Russie, pour ne nommer que quelques exemples. Kenneth Roth a aussi joué un rôle central dans la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel, couronnée d’un prix Nobel de la paix en 1997.

Aujourd’hui, il n’est peut-être pas au bord de la crise de nerfs, mais il est inquiet. La pandémie, si elle a eu des côtés positifs, a aussi permis à des dirigeants de bafouer les droits de la personne sous le couvert des mesures sanitaires. « En utilisant le prétexte de la pandémie, Viktor Orbán, en Hongrie, est devenu le premier dictateur d’Europe et il gouverne par décrets », pointe-t-il.

La Chine, note-t-il, vit sa période la plus répressive depuis les évènements de la place Tiananmen en 1989. Une répression qui a eu un impact majeur sur la pandémie alors que le régime de Xi Jinping a tout fait pour étouffer la voix des médecins qui voulaient mettre la planète en garde après l’apparition d’un nouveau coronavirus.

Il est aussi préoccupé par les séquelles apparentes de l’ère Trump sur le rôle des États-Unis sur la scène internationale.

Donald Trump a déchiré la tradition américaine de soutien aux droits de la personne. Il n’a jamais rencontré un dictateur amical avec qui il n’a pas fraternisé.

Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch

L’habitué des coulisses de Washington s’attendait à un retour du balancier avec Joe Biden, qui a promis de faire des droits de la personne un pilier de sa politique étrangère. Le revirement se fait attendre. « Le président Biden prend des demi-mesures. Il a envoyé des ressources militaires en Égypte alors que le pays est dans une grande phase de répression. Dans le dernier épisode de violence en Israël et à Gaza, il a refusé de parler de droits de la personne. Ce que nous espérions, c’était une position très forte pour la défense des droits de la personne. C’était sa promesse, mais il ne la tient pas. Ce n’est pas Trump, bien sûr, mais ce n’est pas assez. »