Madame Merkel,
Ou devrais-je utiliser votre nom de naissance plutôt que celui de votre premier mari ? Madame Kasner.

Dimanche, vous quitterez la chancellerie allemande après 16 ans. Je suis de ceux et celles qui auront un pincement au cœur. L’Allemagne et l’Union européenne perdent leur capitaine. Celle qui avait les deux mains sur le gouvernail en ces temps troubles. Celle qui a réussi à éviter l’abîme malgré les vagues des extrêmes qui grossissent à vue d’œil dans l’océan politique.

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J’ai toujours été fascinée par votre parcours. Vous, fille de pasteur luthérien née en Allemagne de l’Ouest, neuf ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Alors que l’Allemagne était la ligne de front d’une guerre froide naissante, alors que vos compatriotes de l’Est fuyaient le joug soviétique pour passer à l’Ouest, votre famille a fait le voyage inverse, s’installant à Templin, au nord de Berlin, dans la très mal nommée République démocratique allemande.

Vous avez pris votre mal en patience pendant 35 ans, avez choisi la voie de la science. On raconte que la docteure en chimie quantique que vous êtes comptait les jours qui la séparaient de sa retraite en 2014. Il y avait un mur planté sur le chemin de votre destin.

En 1989, quand ce même mur est tombé, vous n’avez pas perdu une seconde. Dès le lendemain, vous avez fait le premier pas de votre carrière politique en cognant à la porte du Renouveau démocratique, un parti qui allait vite être avalé par l’Union chrétienne-démocrate.

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Un an plus tard, vous remportiez votre première élection. Le chancelier de l’époque, Helmut Kohl, qui vous appelait la « petite fille », vous nommait ministre. Quinze ans plus tard, vous mettiez ce vieux routier sur la voie de service et, contre toute attente, vous preniez les rênes du gouvernement fédéral.

PHOTO JOHN MACDOUGALL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Investiture d’Angela Merkel à la chancellerie de l’Allemagne, le 22 novembre 2005, en présence de son prédécesseur, Gerhard Schröder

Vous, la femme dont on dénonçait le manque d’éclat, le ton monotone et la coupe de cheveux douteuse, vous aviez coiffé au poteau tous les rivaux qui vous sous-estimaient.

Depuis, vous n’avez cessé de casser du macho sur votre chemin, en Allemagne, mais aussi à l’international. Vous avez tenu tête à Vladimir Poutine et son chien ainsi qu’à Donald Trump et ses poignées de main. Hormis de brèves apparitions de Theresa May, du Royaume-Uni, vous avez à vous seule défiguré les photos du boys club qu’est le cercle des dirigeants du G8, redevenu le G7. Et ce n’est qu’en quittant votre poste que vous avouez enfin que se cache en vous une féministe.

Et c’est peut-être un peu tard. Même si vous avez mis sur pied un réseau de garderies et un congé de maternité payé dans votre pays, l’Allemagne – le géant économique de l’Europe – arrive 12e en matière d’égalité des sexes sur le continent.

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Non, Madame Merkel, vous ne m’avez pas toujours impressionnée. Longtemps, j’ai cherché à voir l’humanité derrière votre stoïcisme.

Je hurlais dans mon salon quand, en juillet 2015, vous avez maladroitement cherché à réconforter une adolescente palestinienne de 14 ans, Reem Sahwil. Elle venait de vous dire – en allemand – que sa famille risquait d’être expulsée.

Je n’oublierai jamais vos mots. Froids. « Je comprends ce que tu dis, mais la politique, c’est dur parfois. Il y a des milliers et des milliers de réfugiés palestiniens dans les camps du Liban et si on leur dit : “Venez tous ici” […], nous ne serons pas capables de gérer ça. » L’adolescente avait pleuré. Vous lui aviez flatté l’épaule. Ce jour-là, j’ai vraiment cru que vous étiez de glace.

Mais manifestement, cet épisode vous a aussi touchée. Un mois plus tard, alors que plusieurs pays d’Europe voulaient fermer leurs portes aux réfugiés syriens, vous avez ouvert celles de l’Allemagne en disant : « Wir schaffen das ! » (Nous y arriverons !). Tout un revirement.

Vous qui avez toujours gouverné en vous souciant de ce que pensaient vos concitoyens, vous avez été à contre-courant d’une bonne partie de l’opinion publique allemande. Un million de réfugiés sont venus chez vous et y sont encore. Vous avez pris un risque gigantesque.

Certains diront que ce choix a contribué à la montée de l’extrême droite chez vous. Je pense que ce mouvement politique n’a trouvé que de nouveaux boucs émissaires. L’Allemagne est depuis longtemps un pays de diversité qui s’ignore. Un pays qui a exorcisé plusieurs vieux démons, mais sans jamais les exterminer complètement.

Ceux qui pensent que vous n’avez écouté que votre cœur ont tout faux. Votre pays et sa population vieillissante ont besoin de relève. Vous l’avez recrutée tout en offrant l’asile à des centaines de milliers de familles, y compris celle de Reem Sahwil. Certains de vos concitoyens ruent encore dans les brancards, mais je pense qu’un jour l’Histoire vous donnera raison.

PHOTO TOBIAS SCHWARZ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le Merkel-Raute (losange de Merkel), position adoptée par la chancelière allemande devenue au fil du temps sa marque de fabrique

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Cela dit, cette dernière ne sera pas toujours douce avec vous. Votre gestion cassante de la crise de l’euro est loin d’avoir fait l’unanimité et a causé son lot de souffrances, mais vous aurez quand même collaboré à maintenir l’Union européenne à flot.

Dans cent ans, on se souviendra surtout de vous comme de la chancelière de la stabilité et de la prospérité, deux attributs dont votre pays avait bien besoin au lendemain de sa réunification. Votre connaissance intime des Allemands de l’Est aura sans doute contribué à votre succès.

Bon vent, capitaine Merkel ! Grâce à vous, nous savons qu’il est possible de devenir la femme la plus puissante du monde sans jamais être à la mode. Sans jamais rentrer dans le moule.