Sur papier, Nusantara a tout d’un projet exceptionnel. Mais pour certains, la réalité est tout autre.

« Pour beaucoup de gens, c’est une ville de rêve. Mais si on regarde de plus près, il y a encore beaucoup d’enjeux, surtout pour les peuples indigènes et la dégradation de la forêt… »

Chercheuse en écologie à l’Institut indonésien des sciences, Lengga Pradipta est loin de partager l’enthousiasme de son président pour Nusantara. Comme beaucoup d’opposants au projet, elle considère que le gouvernement va trop vite en besogne et qu’il n’a pas fait les études d’impact nécessaires avant d’entamer la construction de la nouvelle capitale.

Malgré ses objectifs verts clairement avoués, Nusantara suscite notamment de sérieuses questions sur le plan environnemental, dans une région déjà amochée par des décennies de minage et de déforestation.

Bien que le gouvernement indonésien ait publié récemment son « plan directeur » pour la protection de la biodiversité, plusieurs défenseurs de l’environnement redoutent les effets négatifs de cette nouvelle ville sur la jungle avoisinante et son écosystème.

PHOTO DAVID HAGERMAN, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La jungle de Bornéo est considérée comme le dernier sanctuaire des orangs-outangs.

On craint tout particulièrement pour les mangroves et l’importante population d’orangs-outangs, de même que pour les risques d’inondations, accrus par les coupes forestières liées au réseau routier et à la ville elle-même.

D’autres s’inquiètent des impacts sociaux liés au projet. Depuis sa mise en chantier, ONG et groupes de la société civile ne cessent de dénoncer les consultations bâclées auprès des communautés locales, essentiellement autochtones. Si plusieurs ont reçu des compensations financières, leurs craintes et leurs résistances auraient été largement ignorées par le gouvernement.

« Ce processus d’acquisition précipité a causé une profonde incertitude dans ces populations », souligne Julia Lau, co-coordinatrice du programme d’études indonésiennes à l’Institut ISEAS-Yusof Ishak de Singapour et directrice de l’ouvrage collectif The Road to Nusantara – Process, Challenges and Oppportunities.

Selon l’Alliance des peuples autochtones de Nusantara (AMAN), 20 000 personnes devront être relocalisées pour faire place à la nouvelle capitale. Un défi considérable, affirme Lengga Pradipta, vu le peu d’options disponibles, le reste du territoire étant peu accessible.

Lors de ses recherches sur le terrain, Mme Pradipta dit avoir interrogé de nombreux « locaux ». Ceux-ci ont exprimé beaucoup d’inquiétudes devant la perspective d’une arrivée massive de travailleurs et fonctionnaires venus d’autres îles de l’archipel. « Ce qu’ils m’ont dit, c’est qu’ils craignent les tensions sociales, les conflits, la compétitivité et le fait qu’ils vont devenir une minorité », explique la chercheuse.

Interrogés par La Presse, deux habitants du village de Sepaku dan Pemaluan, situé à moins de 500 mètres de la nouvelle capitale, ont aussi partagé leur désarroi. Si certains ont été dédommagés pour leurs terres, ces compensations « vont bien en dessous de ce que nous méritons », explique l’un d’eux, qui ne veut pas être nommé par crainte d’intimidation.

Ces autochtones de l’ethnie Balik ne savent pas davantage si, ni quand, ils devront plier bagage. « Il y a beaucoup d’incertitude. Ce qu’on sent, c’est qu’on ne peut plus vivre confortablement parce qu’ils vont peut-être nous forcer à déménager. Le gouvernement n’a jamais communiqué clairement ses intentions. Il y a des messages contradictoires. Beaucoup de small talk. » Ils tiennent à dénoncer cette façon de procéder, de même que la destruction de leurs sites sacrés historiques par le gouvernement, un « manque de respect » qui les afflige.

La communauté est, malgré tout, divisée sur le projet. Certains espèrent toujours que la nouvelle capitale leur offrira des occasions professionnelles. Mais jusqu’ici, les faits semblent indiquer le contraire. Les deux villageois à qui nous avons parlé dénoncent le fait que la main-d’œuvre « extérieure au Kalimantan » ait priorité pour les emplois liés au chantier.

Il y a des milliers de travailleurs qui viennent d’ailleurs. Nous savons faire plein de choses, mais le gouvernement évite de nous embaucher.

Deux habitants du village de Sepaku dan Pemaluan

Selon l’organisme AMAN, les autochtones ne représenteraient que 5 % des travailleurs sur le projet. Un déséquilibre qui risque de s’accentuer, ajoute Lengga Paradipta, la population locale n’ayant pas les compétences requises pour occuper des postes de fonctionnaires.

Il y a, pour finir, un certain nombre d’enjeux économiques. Le coût annoncé pour la construction de Nusantara est de 35 milliards de dollars américains. Le gouvernement indonésien a initialement promis que le financement proviendrait à 80 % d’intérêts étrangers, mais certains, comme le géant japonais SoftBank, se sont déjà retirés du projet et beaucoup de promesses d’investissement tardent à se concrétiser. « Le coût est certainement une grande préoccupation », résume Julia Lau, exprimant certains doutes quant à la « réalisation finale » du projet.

PHOTO WILLY KURNIAWAN, ARCHIVES REUTERS

Anies Baswedan est arrivé deuxième à la présidentielle indonésienne, tenue en février.

Les opposants à Nusantara estiment en outre que l’Indonésie a des problèmes plus urgents à régler. C’est le cas de l’ex-gouverneur de Jakarta Anies Baswedan, candidat défait à la dernière élection présidentielle, qui plaide plutôt pour la croissance et le développement de villes indonésiennes déjà existantes.

Une nouvelle capitale, du reste, ne réglera pas les problèmes structurels de Jakarta. Les enjeux liés à la surpopulation, à la pollution et à la montée des eaux ne disparaîtront pas du jour au lendemain, même si la ville prévoit la construction d’un « mur de mer géant » dans sa baie pour prévenir les inondations. Pour beaucoup de petits commerçants, l’exode prévu de plus de 1 million de fonctionnaires est aussi source d’inquiétude, même si la mégapole promet de rester le poumon économique de l’archipel : « Dans les enquêtes que j’ai menées, beaucoup m’ont dit qu’ils allaient perdre des clients et que cela allait les appauvrir. »

Fausse bonne idée ? C’est, au bout du compte, ce que suggère Julia Lau. « Je ne suis pas convaincue qu’il était entièrement nécessaire pour Joko Widodo de construire cette nouvelle ville, conclut l’universitaire, un peu perplexe. Cette aventure va créer des occasions pour des hommes d’affaires et des politiciens qui l’entourent, et qui auront sans aucun doute des investissements liés à Nusantara. Mais on peut aussi le voir comme un projet de vanité politique, destiné à laisser derrière soi un rappel physique de son héritage… »