L’élite chinoise a survécu au communisme, selon une étude américaine. Les descendants des riches propriétaires terriens d’avant la victoire communiste de 1947 ont recommencé depuis les années 1990 à être favorisés par rapport au reste de la société.

« La révolution communiste en Chine visait précisément à éliminer la transmission intergénérationnelle de la richesse », explique l’auteur principal de l’étude publiée sur le site du Bureau national de recherche économique des États-Unis (NBER), David Yang, de l’Université Harvard. « La Révolution culturelle à la fin des années 1960 voulait achever cet ouvrage difficile. Nous montrons que même avec des moyens draconiens comme ceux que la Chine a employés, lutter contre les inégalités intergénérationnelles en pénalisant les riches ne fonctionne pas à la perfection. »

Les économistes de Boston ont calculé qu’en 2010, les descendants de l’élite pré-1947 avaient un revenu 16 % plus élevé et 11 % plus de chances d’avoir fréquenté l’université que le reste de la population. Pire, 75 % des petits-enfants de l’élite d’avant 1947 estimaient toujours faire partie des privilégiés.

L’étude ne portait que sur les régions rurales, soit environ la moitié des 1400 comtés de la Chine. L’élite était définie sur le plan de la propriété de terrain, et environ 6 % de la population rurale en faisait partie. En 2010, 5,3 % des répondants au sondage utilisé dans l’étude estimaient faire partie de l’élite de leur comté.

Nous avons aussi regardé la situation autrement. Nous avons calculé la probabilité qu’une personne dont les grands-parents étaient dans le premier décile de revenus y soit toujours, 60 ans plus tard. La persistance intergénérationnelle était semblable à celle des États-Unis et bien supérieure à celle de Taiwan.

David Yang, économiste et auteur principal de l’étude

Cette persistance intergénérationnelle des revenus était de 14,5 % en Chine et de 10,1 % à Taiwan, contre 11,1 % au Canada, selon l’étude. Le premier décile de revenu correspond aux 10 % les plus riches.

Quelles sont les implications pour des sociétés démocratiques comme le Canada ? « À notre avis, ça renforce l’idée que pour lutter contre les inégalités intergénérationnelles, il faut concentrer ses efforts sur l’aide aux plus pauvres, plutôt que sur la répression de la richesse. Évidemment, on doit financer ces programmes sociaux avec la taxation de la richesse, mais l’objectif doit être un financement adéquat, pas la réduction directe des inégalités par la taxation. »

Capital social

Qu’est-ce qui explique cette transmission malgré les multiples révolutions en Chine ? « Il est peu probable que les riches de 1947 aient réussi à conserver leur magot en le cachant quelque part, explique M. Yang. Et les enfants des riches de 1947 n’ont généralement pas pu aller à l’université ou avoir des carrières réussies. »

Nous croyons que l’élite rurale a continué à bénéficier d’une aura sociale malgré les révolutions, et que les petits-enfants de l’élite de 1947, quand ils sont arrivés à l’âge adulte dans les années 1980, ont pu bénéficier de ce capital social, de ces relations, pour profiter pleinement de la libéralisation économique.

David Yang

« Donc, quand ils avaient 40 ou 50 ans en 2010, au moment où nous les avons étudiés, ils avaient en partie regagné le terrain perdu par leurs familles après 1947 », poursuit-il.

La Presse a demandé à un spécialiste des révolutions chinoises de l’Université du Wisconsin, Edward Friedman, de commenter l’étude de M. Yang. M. Friedman a notamment édité le livre de 2012 Stèles – La Grande Famine en Chine (1958-1961), du journaliste chinois Yang Jisheng, qui a épluché les registres chinois et fait des milliers d’entrevues pour faire un portrait du Grand Bond en avant, une industrialisation forcée à la fin des années 1950 qui a causé la mort par famine de 36 millions de Chinois. M. Jisheng a aussi publié en 2020 Renverser ciel et terre, une histoire de la Révolution culturelle de la fin des années 1960, aussi basée sur des milliers d’entrevues et de documents d’archives.

La relation entre l’élite rurale et le régime communiste est compliquée.

Edward Friedman, spécialiste des révolutions chinoises à l’Université du Wisconsin

« Tout d’abord, les cadres communistes ont parfois tenté d’asseoir leur légitimité en mariant les filles des riches propriétaires terriens. C’est paradoxal, parce qu’une partie de la popularité des communistes était due aux exactions commises par l’élite rurale, qui était, depuis le début du XXsiècle, presque féodale. Pour ce qui est de la Révolution culturelle, il s’agit principalement d’un phénomène urbain, les enfants de l’élite prérévolutionnaire étaient envoyés en punition dans des hameaux ruraux très pauvres où ils constataient que les paysans se fichaient bien du communisme parce qu’ils étaient bien trop occupés à survivre. La Révolution culturelle n’a pas beaucoup touché l’élite rurale, selon moi. »

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

La Révolution culturelle en Chine a été marquée par la chasse aux « contre-révolutionnaires ».

M. Yang est maintenant en train de faire la même analyse pour l’élite urbaine chinoise. « C’est pas mal plus compliqué, parce qu’une partie de l’élite urbaine a émigré en 1947, dit l’économiste. Les relations sociales sont aussi différentes, alors il est possible que la transmission intergénérationnelle des revenus soit moindre en ville. »

Volte-face sur Piketty

Depuis une dizaine d’années, l’économiste français Thomas Piketty multiplie les études sur l’inégalité croissante des sociétés occidentales. Son livre de 2013 Le capital au XXIsiècle a été mentionné avec approbation sur les réseaux sociaux chinois par Xi Jinping. Mais l’élargissement de son étude des inégalités, dans son livre Capital et idéologie de 2019, n’a pas eu le même succès auprès des autorités chinoises.

En août 2020, M. Piketty a révélé au quotidien de Hong Kong South China Morning Post que le livre ne serait pas offert en Chine, parce qu’on lui avait demandé de retirer les sections sur les inégalités croissantes dans l’empire du Milieu.