Le Kazakhstan a été le théâtre d’affrontements meurtriers entre manifestants et forces de l’ordre ces derniers jours. Afin de mieux comprendre ce qui a mené aux émeutes, La Presse s’est entretenue avec Jean-François Caron, originaire du Québec et professeur agrégé au département de science politique de l’Université Nazarbaïev, située dans la capitale du pays.

Q. Comment explique-t-on le début des affrontements ?

R. La situation économique des trois dernières années, les sanctions économiques imposées contre la Russie, ainsi que la COVID-19 ont exacerbé les inégalités économiques. Les gens pauvres se sont encore appauvris. C’est un mouvement de gens au bord du gouffre qui voient le prix des aliments et de l’essence augmenter. Ils se demandent légitimement comment ils vont pouvoir payer tout cela. Le salaire moyen au Kazakhstan n’est pas très élevé, on parle d’environ 500 $ par mois. Durant la pandémie, les gens qui ont perdu leur emploi se sont vu offrir 150 $ par mois en compensation. Le gouvernement s’attendait à ce que les gens puissent vivre avec cette somme.

Q. Quelles sont les revendications des manifestants ?

R. Les manifestants ont des revendications, mais ils ne veulent pas l’établissement de la démocratie. Le gouvernement a toujours prôné un nationalisme très civique, avec l’alliance de tous les peuples. Les russophones ont toujours été bien accueillis, tout comme les minorités coréenne et allemande. On sent maintenant que les Kazakhs veulent transformer le pays en fonction de leurs intérêts, de leur culture et de leur histoire. Au cours des six dernières années, il y a eu un glissement vers un nationalisme beaucoup plus ethnique. Dans leur liste de revendications, les manifestants demandent l’instauration du kazakh comme seule langue officielle, en détrônant le russe qui a un statut presque équivalent. Ils veulent aussi interdire aux étrangers d’épouser des Kazakhs, en plus de légaliser la polygamie. C’est un amalgame de frustrations d’ordre socioéconomique qui se retrouve dans ce mouvement spontané et très violent.

Q. Les affrontements des derniers jours étaient-ils prévisibles ?

R. C’était à la fois prévisible et imprévisible. Les inégalités économiques ont sans cesse augmenté, mais personne n’était capable de prévoir à quel moment le conflit éclaterait. Les vacances des Fêtes ont pu jouer un rôle, en donnant aux gens une occasion de partager leurs frustrations. C’est à ce moment que les manifestants ont décidé de s’organiser. En temps normal, le Kazakhstan n’est pas un endroit où l’on souhaite se retrouver en prison. À voir à quel point les manifestants ont attaqué les policiers, j’ai l’impression que les vacances y ont énormément contribué.

Q. Quelles sont les conséquences pour le reste de la population ?

R. L’impact majeur est la coupure de l’internet et des services de téléphone au pays, afin que les manifestants ne puissent pas s’organiser. Étant donné que les terminaux de guichet automatique sont connectés, il n’est plus possible de retirer de l’argent. À l’épicerie, il faut avoir de l’argent comptant. Jeudi, les gens ont pris d’assaut les épiceries pour avoir des œufs et des pâtes en prévision des deux prochaines semaines. C’était apocalyptique, il y avait d’énormes files d’attente pour acheter de l’eau, du lait et du papier toilette. On ignore si la situation d’urgence sera prolongée au-delà du 19 janvier.

Q. Qu’est-ce qui explique que les affrontements se concentrent à Almaty, dans le sud-est du pays ?

R. À Almaty, capitale économique du pays, il y a plus de groupes avec des revendications. C’était auparavant la capitale, mais elle a été déplacée à Nur-Sultan [en 1997]. Les gens d’Almaty ont alors perdu leur emploi, ils ont plus de raisons de critiquer le gouvernement. Ces derniers jours, la capitale est très calme. Nur-Sultan est une ville de fonctionnaires, alors les gens n’ont pas intérêt à renverser le gouvernement. La population vit très bien dans cette ville très conservatrice et peu revendicatrice. Les seuls endroits où se trouvent des soldats semblent être près des ministères et du palais présidentiel, soit le même type d’édifices incendiés à Almaty ces derniers jours. À Almaty, les manifestants ont pillé des magasins, dont certains qui vendent des armes.

Q. Le gouvernement sera-t-il renversé ?

R. Le gouvernement ne sera pas renversé, vu qu’une immense majorité de la population condamne la violence. De leur côté, les alliés du Kazakhstan comme la Russie et la Chine ne souhaitent pas de changement politique. Les élites politiques et économiques profitent du système actuel. Les manifestants sont isolés et tout porte à croire qu’ils vont être réprimés de manière assez draconienne.

Ces derniers jours, le président actuel Kassym-Jomart Tokaïev a limogé son gouvernement en réponse aux manifestations. Ce gouvernement avait été mis en place par l’ancien président, Noursoultan Nazarbaïev, qui a dirigé le pays durant 30 ans. Le président Tokaïev a aussi décidé de prendre la tête du conseil de sécurité, toujours dirigé jusque-là par l’ex-président. Le chef d’État profite de l’occasion pour concentrer le pouvoir entre ses mains. Ceux qui souhaitent une réforme démocratique au pays, mais qui condamnent les violences des derniers jours ne prendront pas le risque de s’associer au mouvement actuel. Par la suite, s’il y a des manifestations pacifiques prodémocratie, il sera facile pour le président de rappeler le souvenir de janvier 2022 où des policiers ont été tués.

Les réponses ont été reformulées par souci de concision.