À Singapour, de singuliers « policiers » sur quatre roues ont été mobilisés récemment pour assurer l’ordre public. Bien qu’ils n’aient rien à voir avec le redoutable agent mis en scène dans RoboCop, ces robots nouveau genre marquent un pas de plus en matière de surveillance au sein de la cité-État asiatique, déjà très critiquée en matière de droits de la personne, et alimentent un débat qui dépasse largement ses frontières. UN DOSSIER DE MARC THIBODEAU

Les diktats de Xavier

PHOTO ROSLAN RAHMAN, AGENCE FRANCE-PRESSE

Loin de ressembler à des humains, les robots sont en fait de petits véhicules sur quatre roues dotés de caméras offrant une vision sur 360 degrés aux opérateurs postés dans le centre de commandement.

Les habitués d’un complexe commercial situé au cœur de Singapour ont dû composer en septembre avec un nouveau venu, très porté sur les remontrances.

HTX, l’agence gouvernementale de la cité-État asiatique responsable de développer de nouvelles technologies dans le domaine de la sécurité, a déployé pendant trois semaines des robots chargés de « détecter des comportements sociaux indésirables ».

Les robots en question, baptisés Xavier, avaient notamment pour mission d’empêcher que des personnes fument dans des zones non autorisées ou laissent leur vélo à des endroits inappropriés.

Ils étaient aussi chargés de veiller à ce que les normes de distanciation physique instaurées pour lutter contre la pandémie soient respectées.

Dans un communiqué diffusé en appui au projet, les autorités locales ont fait valoir que l’utilisation de ces appareils représentait une manière intéressante d’« accroître les interventions sur le terrain » des forces de l’ordre, sans nécessiter plus de personnel.

Loin de ressembler à des humains, les robots en question sont en fait de petits véhicules sur quatre roues dotés de caméras offrant une vision sur 360 degrés aux opérateurs postés dans le centre de commandement, qui peuvent les utiliser pour communiquer directement avec les personnes à proximité. Ils comprennent aussi un système d’affichage électronique permettant de diffuser des messages.

Programmés pour circuler le long d’un parcours prédéfini en évitant les obstacles, ces robots sont dotés d’un système d’analyse vidéo basé sur l’intelligence artificielle qui leur permet de détecter des infractions et de les signaler, entraînant au besoin le déploiement d’agents humains.

Bien tolérés localement

L’annonce du projet a eu un retentissement considérable dans les médias internationaux, mais n’a guère fait de vagues localement.

L’un des principaux quotidiens singapouriens, le Straits Times, a évoqué le projet-pilote dans un compte rendu technique qui rappelait d’autres utilisations publiques récentes de robots. On mentionnait notamment le « chien » de la firme américaine Boston Dynamics, qui se promenait dans un parc en rappelant les consignes sanitaires contre la COVID-19, et d’un prédécesseur de Xavier ayant été utilisé pour surveiller des travailleurs migrants confinés à leurs dortoirs en raison de la pandémie.

PHOTO KIM KYUNG-HOON, ARCHIVES REUTERS

Un « chien » de la firme américaine Boston Dynamics se promène à Tokyo, au Japon, en septembre, 
dans le cadre d’une démonstration.

Kirsten Han, journaliste et militante de Singapour, note en entrevue que les résidants de la cité-État ont l’habitude de voir les autorités introduire de nouvelles technologies sans véritable consultation. Ils ne s’en émeuvent pas outre mesure, même si, dans le cas présent, les enjeux potentiels en matière de protection de la vie privée sont évidents.

Le gouvernement vend l’idée d’une société intelligente où les technologies peuvent apporter des solutions à tout. Pour les robots Xavier, on ne sait pas si c’est un simple projet-pilote dont on n’entendra plus parler ou si leur usage sera généralisé partout dans l’île.

Kirsten Han, journaliste et militante de Singapour

HTX n’a pas produit de bilan public de l’expérience, qui devait se terminer au début d’octobre.

David Gunkel, professeur de communications à la Northern Illinois University qui s’intéresse aux enjeux soulevés par l’utilisation de robots sur le plan sécuritaire, n’est pas surpris outre mesure de voir que l’introduction de Xavier n’a pas suscité d’indignation à grande échelle à Singapour.

La situation n’en demeure pas moins préoccupante, dit-il, puisque ces caméras mobiles sophistiquées portent potentiellement « à un tout autre niveau » le système de surveillance en place au sein de la cité-État, qui dispose déjà de dizaines de milliers de caméras fixes dans l’espace public.

PHOTO FOURNIE PAR DAVID GUNKEL

David Gunkel, professeur de communications à la Northern Illinois University

« Contrairement à ce que suggère la science-fiction, l’invasion par les robots ne résultera pas de l’arrivée soudaine d’une armée d’androïdes dotés de fusils au laser. On parle plutôt d’une invasion lente, où ils sont progressivement introduits dans notre vie de tous les jours, presque de façon imperceptible », relève-t-il.

« Beaucoup d’activités sont ainsi progressivement normalisées, de sorte qu’il pourrait éventuellement être trop tard pour agir », prévient le chercheur.

Expérience à New York

La question ne concerne pas que Singapour, puisque plusieurs forces de police dans le monde mènent des expériences avec des robots de plus en plus sophistiqués, qui ont des applications allant au-delà des traditionnelles alertes à la bombe.

La police new-yorkaise a notamment mis en service l’année dernière un chien robotisé produit par Boston Dynamics, qui a suscité des réactions mitigées de la part de la population, forçant les autorités à faire marche arrière.

PHOTO JOSEPH PREZIOSO, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un robot Spot, de la société Boston Dynamics, fait une apparition dans un parc de Boston, dans le Massachusetts.

Baptisé Spot, il a notamment été déployé au printemps dans un complexe résidentiel en appui à des policiers qui répondaient à une prise d’otage.

Des occupants se sont dits intimidés par l’appareil et ont reproché aux policiers de le tester sans préavis dans un environnement hébergeant une population marginalisée, ayant un rapport tendu et sensible avec les forces de l’ordre.

Des élus ont par ailleurs fustigé l’idée que le service de police investisse dans une technologie aussi coûteuse alors que le mouvement Black Lives Matters alimente un intense questionnement sur la manière dont l’argent public est utilisé par les forces de sécurité.

M. Gunkel note que les autorités doivent aussi composer avec le fait que la science-fiction dépeint souvent les robots comme des outils de contrôle social menaçants, ce qui alimente la peur à leur égard.

Leur utilisation soulève par ailleurs des craintes tout à fait légitimes, ajoute le chercheur, qui s’inquiète notamment de la possibilité que des robots soient armés et puissent même ultimement utiliser une force létale de façon autonome.

Une campagne internationale pour interdire les robots tueurs de cette nature est d’ailleurs en cours.

La police de Dallas avait notamment alimenté le débat à ce sujet il y a quelques années, en faisant exploser une bombe montée sur un robot pour tuer un homme ayant assassiné plusieurs agents.

Jay Stanley, de l’American Civil Liberties Union (ACLU), prévenait dans une récente analyse que les forces de l’ordre doivent faire preuve de transparence relativement à l’utilisation de nouvelles technologies et se doter d’une politique permettant aux élus, et à la communauté, d’avoir le dernier mot à ce sujet.

« Le déploiement de technologies avancées comme les robots se fait souvent de manière trop rapide pour que nos systèmes sociaux, politiques et légaux puissent s’ajuster », prévient ce spécialiste, qui craint de voir se multiplier les applications robotisées « sinistres » en l’absence d’un encadrement approprié.

Des lois encore plus menaçantes

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Le gouvernement de Singapour soulève la grogne chez les organisations de défense des droits de la personne.

La menace que représentent les robots Xavier en matière de droits de la personne paraît dérisoire pour Kirsten Han en comparaison de plusieurs initiatives législatives récentes du gouvernement de Singapour.

La journaliste et militante de 32 ans, qui produit notamment une infolettre traitant de la vie politique dans l’île, située au sud de la Malaisie, est particulièrement préoccupée par une nouvelle loi visant à contrer « l’ingérence étrangère ».

Le texte a été adopté formellement au début d’octobre, trois semaines après sa première lecture en Chambre, grâce à la confortable majorité du Parti d’action du peuple, qui dirige la cité-État asiatique depuis plus de 60 ans, sans interruption.

Le ministre responsable du dossier, K. Shanmugam, a fait valoir à l’appui du projet qu’il était urgent de doter les autorités de nouveaux outils pour contrer les opérations d’espionnage et de déstabilisation articulées de l’étranger, notamment par l’entremise de l’internet.

PHOTO EDGAR SU, ARCHIVES REUTERS

K. Shanmugam

Mme Han, qui fait écho aux préoccupations de plusieurs organisations de défense des droits de la personne, pense que la loi est formulée de manière beaucoup trop vague et aura pour effet de limiter encore davantage la liberté d’expression dans la cité-État.

Le gouvernement, dit-elle, aura la possibilité d’exiger que du contenu en ligne soit retiré ou qu’un site soit interdit d’accès sous prétexte d’ingérence étrangère, sans offrir de mécanisme de contestation digne de ce nom. Il pourra par ailleurs désigner des personnes ou des organisations comme étant « politiquement significatives » et leur imposer de rendre régulièrement des comptes sur leurs liens avec l’étranger et leurs sources de financement.

PHOTO FOURNIE PAR JON CANCIO

Kirsten Han

La militante singapourienne craint que sa propre production journalistique ne soit censurée, notamment parce que le ministre responsable a publiquement évoqué son nom en Chambre en la présentant comme une des personnes les plus critiques de la loi.

« Je ne sais pas encore ce qui va arriver. J’ignore jusqu’à quel point ils entendent l’utiliser », dit-elle.

Les droits de la personne bafoués

Le projet du gouvernement est aussi décriée par Phil Robertson, directeur adjoint pour l’Asie de Human Rights Watch, qui presse le gouvernement de faire marche arrière.

La décision de ne pas retirer la loi viendrait renforcer la réputation internationale de Singapour voulant que l’endroit soit un désastre en matière de droits de la personne.

Phil Robertson, directeur adjoint pour l’Asie de Human Rights Watch, sur Twitter

Son organisation a déjà critiqué à plusieurs reprises l’administration du premier ministre Lee Hsien Loong, dénonçant notamment une autre loi introduite en 2019 qui permettait déjà à un ministre de déclarer que des affirmations en ligne sont erronées et d’obtenir leur retrait sous peine d’emprisonnement.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Singapouriens dans une foire alimentaire

Selon Human Rights Watch, la loi en question avait été invoquée une cinquantaine de fois moins d’un an après sa promulgation, principalement pour « faire disparaître du contenu critique du gouvernement et de ses politiques ».

Freedom House, dans son plus récent rapport annuel, attribue une note cumulative de 50 % au pays en matière de libertés politiques et de droits civiques.

« Le cadre électoral et légal mis en place par le Parti d’action du peuple [PAP] permet un certain pluralisme politique, mais il freine le développement de partis d’opposition crédibles et limite les libertés d’expression et d’association », indique l’organisation américaine.

Mainmise sur le pays

Illustrant la situation, la formation au pouvoir a remporté 83 sièges au cours des dernières législatives tenues en 2020, soit 89 % du total disponible, comparativement à 93 % en 2015.

Le principal parti de l’opposition a remporté 10 sièges, un total modeste mais sans précédent, poussant le premier ministre à expliquer le recul relatif de son parti par « la douleur et l’incertitude » découlant de la pandémie de COVID-19.

Mme Han note que plusieurs dispositions électorales favorisent le Parti d’action du peuple, qui attribue sa mainmise sur le pays à la popularité de ses orientations politiques.

La campagne électorale, dit la militante, est extrêmement courte. Le système prévoit par ailleurs que des députés soient réunis sur le bulletin de vote pour des groupes de circonscriptions, ce qui permet à des politiciens méconnus de « surfer » sur la popularité de figures politiques établies du gouvernement. Le découpage des circonscriptions est par ailleurs régulièrement révisé.

« Je pense qu’on a ici l’apparence de pratiques démocratiques, mais que la substance manque lorsqu’on regarde de plus près », souligne Mme Han.