Gangs, prises d’otages, politiques et procureurs assassinés, crise, couvre-feu. La flambée de violence qui agite actuellement l’Équateur n’est pas le fruit du hasard, explique Bertrand Monnet, professeur de criminalité économique à l’École des hautes études commerciales (EDHEC) et auteur de la série Narco Business pour le journal Le Monde. C’est le résultat de sa position géographique stratégique. Entrevue.

L’armée équatorienne et les groupes criminels sont en guerre ouverte depuis le début de janvier en Équateur. Les violences se multiplient, notamment dans la ville portuaire de Guayaquil. Comment en est-on arrivé là ?

Pour comprendre ce qui se passe en Équateur, il faut comprendre ce qui se passe en Colombie. La Colombie produit près de 60 % de la cocaïne qui est exportée dans le monde. Or, cette production a explosé depuis 2016, et s’est accélérée depuis 2022, en conséquence des négociations entre le gouvernement colombien et les différentes guérillas comme les FARC [Forces armées révolutionnaires de Colombie] et l’ELN [l’Armée de libération nationale] ou d’ex-milices paramilitaires, dont le Clan del Golfo. Beaucoup de ces guérillas se finançaient déjà avec le trafic de cocaïne. Mais maintenant que la lutte armée contre ces organisations a ralenti, le trafic de cocaïne est devenu pour elles un objectif économique en soi. Le résultat, c’est que la Colombie a produit 1700 tonnes de cocaïne en 2022, 20 % de plus que l’année précédente. Bref, il y a une explosion de la production et il faut bien exporter cette cocaïne…

PHOTO FOURNIE PAR BERTRAND MONNET

Le professeur de criminalité économique à l’École des hautes études commerciales (EDHEC), Bertrand Monnet (à gauche), en compagnie du chef d’un clan du cartel de Sinaloa, au Mexique

On l’exporte donc de l’Équateur ?

Les narcos exportent la cocaïne via plusieurs routes. De la Colombie vers les États-Unis, de la Colombie vers l’Europe, en passant par le Panamá et le Mexique, en passant par les Antilles françaises et britanniques, certaines cargaisons passent même par l’Afrique avant de remonter vers l’Europe. Il y a quelques années, ils se sont dit : on va utiliser l’Équateur parce que c’est un pays frontalier et qu’il y a un port très important. C’est comme ça que le port de Guayaquil est devenu une plaque tournante logistique des narcos colombiens et mexicains qui expédient la drogue aux États-Unis et en Europe. Sous l’impulsion de ces deux énormes exportateurs de cocaïne colombienne, le trafic au port de Guayaquil a forcément explosé. On estime aujourd’hui que 40 % de la cocaïne saisie dans le principal port d’entrée en Europe, le port d’Anvers [en Belgique], vient du port de Guayaquil. C’est devenu un hub énorme.

PHOTO YURI CORTEZ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le port de Guayaquil, en Équateur

Qui dit plaque tournante dit violence ?

Pour les narcos, la clé est de pénétrer les ports. Il faut pour cela corrompre les douaniers, corrompre les débardeurs, corrompre toute la chaîne logistique qui s’occupe du port. Or, ce ne sont que des organisations implantées localement qui peuvent fournir ce service. Les petits gangs équatoriens se sont donc retrouvés en contact avec des narcos, qui leur versent beaucoup d’argent pour mettre la cocaïne dans des conteneurs au port de Guayaquil. Ça veut dire qu’il y a un flux d’argent criminel qui s’est déversé dans les poches de ces criminels équatoriens, avec lequel ils se sont enrichis, ont acheté des armes et corrompu tous les gens qui pouvaient leur poser problème dans l’appareil d’État, dans l’appareil pénitencier, dans la police… Mais le déclencheur de la violence, c’est la réaction du gouvernement actuel, qui a décidé de mettre fin à ça. C’est courageux. Mais s’il n’avait pas décidé de lutter contre la pénétration criminelle de l’appareil d’État équatorien, il n’y aurait pas eu de guerre et de combats comme ce qu’on a vu en janvier.

Il y a d’autres plaques tournantes ?

Un autre port très utilisé par les narcos est celui de Santos, au Brésil, où ils collaborent avec une organisation criminelle, le PCC [Primeiro Comando da Capital], qui tient ce port complètement. Il y a un autre pays qui va aller vers ça, c’est le Paraguay. Le Paraguay n’a aucune façade maritime, mais il a créé un port pour les porte-conteneurs sur un fleuve très important [le fleuve Paraguay] qui mène à la mer par l’Argentine. Cette route est utilisée par les narcos colombiens et mexicains pour écouler une partie de la cocaïne à la fois colombienne et bolivienne. En mai 2022, un procureur antidrogue du Paraguay a même été assassiné en Colombie, pendant sa lune de miel…

PHOTO AMANDA PEROBELLI, ARCHIVES REUTERS

Le port de Santos, au Brésil

Pourquoi cette nécessité d’avoir plusieurs routes ?

Pour minimiser les risques et les coûts. Les narcos doivent diversifier en permanence les chaînes logistiques pour minimiser les risques de pertes par les saisies. En mettant plusieurs routes en concurrence, ils peuvent aussi minimiser les coûts. C’est la même chose que la logistique des entreprises légales. Selon les narcos que je connais, il en coûte environ 18 000 euros par kilo pour le transport de cocaïne.

Il y a les ports qui exportent et ceux qui importent. Où va cette drogue ?

Aux États-Unis, les cartels font passer énormément de drogue par voie terrestre. Traverser la frontière dans des camions, des bus, des voitures, des trains. Ils ont cette chance d’avoir la plus grande frontière avec le Canada et les États-Unis. Ça transite aussi dans les ports. Los Angeles, Vancouver, les ports de la côte Est… Pour l’Europe, ça passe d’abord par voie maritime. Mais attention, ça varie tout le temps. Il y a Anvers, mais aussi le port de Rotterdam, Le Havre, Montoir en Bretagne, partout où vous pouvez faire entrer des conteneurs !

Quelle place occupent les drogues de synthèse dans ce grand marché de la drogue ? On parle de plus en plus de fentanyl ou de M30, notamment au Canada, où les ravages sont énormes.

Ce n’est pas du tout une drogue qui se vend dans les mêmes quantités que la cocaïne. Ni même que le cannabis. Parce que c’est un marché limité. Mais ça rapporte beaucoup aux narcos mexicains, essentiellement, parce qu’ils ont une chaîne de production et qu’ils vendent de l’autre côté de la frontière. La rentabilité pour eux est de 2400 % entre le moment où ils produisent le fentanyl en laboratoire et le moment où ils le vendent au grossiste américain. Les narcos font du fentanyl parce que c’est 30 fois plus fort que l’héroïne et que ça coûte trois fois moins cher.

Cette drogue est aussi très dangereuse. On parle de 100 000 morts par surdose aux États-Unis, rien qu’en 2022. Dans votre série de reportages Narco Business, publiée par Le Monde, vous allez rencontrer [au Mexique] les narcos du cartel de Sinaloa qui fabriquent le M30. Quel intérêt ont-ils à produire une drogue qui tue ?

C’est aussi ce que me dit un des grands distributeurs de fentanyl à New York : que ce marché va s’arrêter parce que ça tue trop. Mais ça, c’est un raisonnement logique. Les trafiquants mexicains ne sont pas comme ça. Ce sont des extrémistes économiques. Ce qu’ils veulent, c’est le profit maximum, le plus vite possible. Ils se fichent totalement de tuer des milliers de personnes. Ce n’est pas la conscience qu’ils sont en train de tuer leur marché qui va les arrêter.

Visionnez le premier épisode de la série documentaire Narco Business
En savoir plus
  • 2000 tonnes
    Quantité de cocaïne produite annuellement
    Source : Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC)