(Khartoum, Soudan) Cinq jours après le début des affrontements, les habitants de Khartoum font leurs valises. Beaucoup tentent de rejoindre des zones épargnées par ce conflit qui a fait près de 300 victimes.

« Nous vous laissons la ville ! », ironise un jeune homme vêtu d’un t-shirt pourpre à l’intention des militaires et des miliciens. Comme lui, de nombreux Soudanais renvoient dos à dos le chef de l’armée, Abdel Fattah al-Burhane, et celui de la milice paramilitaire des Forces de soutien rapide (RSF), le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemeti ».

Jusque-là alliés de circonstance, ces deux seigneurs de guerre s’affrontent depuis le 15 avril dans divers lieux du Soudan. La capitale s’est muée en épicentre de ce conflit qui a fait au moins 296 morts et 3019 blessés. Profitant d’une courte accalmie, des centaines de résidants se sont dirigés vers la gare routière en ce cinquième jour d’affrontements.

Des civils tués en pleine rue

Un silence de plomb hante la rue 60, cette grande artère de l’est de Khartoum, que traversait le garçon au t-shirt pourpre. Les déchets s’accumulent sur les terre-pleins centraux. La température frôle les 40 °C. Les plus chanceux, à la fois équipés d’une voiture et d’un réservoir plein, entassent leurs affaires dans le coffre.

« Aujourd’hui, ça a l’air un peu plus calme, alors nous partons, commente un père de famille en plein déménagement. Nous ne reviendrons pas tant que la guerre ne sera pas terminée pour de bon. » Il s’apprête à rejoindre un village de l’État d’al-Jazirah, au sud de Khartoum.

PHOTO AUGUSTINE PASSILLY, COLLABORATION SPÉCIALE

Rue 60, Khartoum

Abdalla Mahjoub, ses parents, sa sœur et ses deux frères ont fait le même trajet la veille. « Nous étions prêts avant le lever du soleil. Soudain, de très puissants bombardements ont retenti. Nous sommes quand même partis en voiture en faisant très attention, raconte ce dentiste. Dans la rue 60, de nombreuses familles marchaient vers la gare. Le plus triste, c’est qu’elles ont parcouru plusieurs kilomètres, alors qu’il n’y avait que deux bus à l’arrivée. »

Abdalla Mahjoub a quitté son domicile après qu’une balle, tirée par un milicien, a atterri sur son balcon. Souvent très jeunes et transférés du Darfour quelques semaines avant le début des hostilités, les RSF terrorisent la population. « Ils bombardent de manière aléatoire », dénonce Momen Osama. Cet étudiant a vu pas moins de neuf corps sans vie en ce 19 avril, dans une zone qui semble sous contrôle des paramilitaires. Sa découverte de l’après-midi l’a profondément bouleversé.

Une voiture criblée d’éclats d’obus et de sang avec deux cadavres. J’ai reconnu un ami. Nous nous sommes appelés il y a quelques jours. Lui et sa famille voulaient aller se réfugier dans le Nord, à Shendi.

Momen Osama, étudiant

À Bahri, commune séparée de Khartoum par le Nil bleu, Amira Abdelgader envisage, elle aussi, de tourner le dos aux combats. « Je ne comprends pas pourquoi les deux généraux ne veulent pas nous laisser partir », s’indigne, entre deux sanglots, cette mère célibataire d’une fillette de 6 ans et d’un garçon de 5 ans. Quelques minutes plus tôt, des miliciens ont pénétré dans son immeuble. Or, ajoute cette professeure de mathématiques, les RSF sont réputés pour voler tout ce qu’ils trouvent et violer les femmes.

Des initiatives solidaires

Mina Abdelkarim habite un quartier résidentiel, éloigné des points stratégiques de la capitale. Pourtant, elle a reçu un éclat de mortier, mercredi. L’ingénieure biomédicale s’en est sortie avec une brûlure superficielle à l’abdomen. Pas de quoi convaincre cette membre d’un comité de résistance, une de ces antennes prodémocratie actives sur tout le territoire, de s’exiler.

« Nous avons rouvert une clinique de premiers secours pour les blessés qui ne peuvent pas atteindre l’hôpital parce que les déplacements sont dangereux. Nous sommes tous bénévoles, explique la jeune femme. Nous manquons de bras, alors je ne peux pas partir et laisser tout le monde derrière moi. »

Dans l’État d’al-Jazirah également, la solidarité s’organise. Des riverains ouvrent leurs portes autant à leurs proches qu’à des inconnus. Mohamed Maharugi a publié, mardi soir, une annonce sur les réseaux sociaux pour offrir les 50 lits de son dortoir pour étudiantes, vides à la veille de l’Aïd. Il ne compte plus les appels reçus depuis. « La situation semble terrible. Je prie Dieu pour qu’il aide le peuple du Soudan », dit le philanthrope. Dépourvue de troupes paramilitaires, la ville de Wad Madani, où se trouve Mohamed Maharugi, est calme. Il sait pourtant que le conflit finira par le rattraper.

« Pour le moment, nous ne manquons de rien. D’ici quelques jours, les biens de première nécessité vont toutefois manquer. Parce que de nombreuses personnes vont continuer à affluer, mais surtout parce que les entreprises dont tout le pays dépend se situent à Khartoum », prévient-il.

Certains quartiers de la capitale sont plongés dans le noir depuis plusieurs jours. Tandis que les rares épiceries qui ouvrent leurs portes sont quasi à court de vivres. Non loin de la rue 60, celle que remontait le jeune homme au t-shirt pourpre, une septuagénaire murmure : « Je suis née à Khartoum et je n’ai jamais rien vu de tel. »

Repères chronologiques

  • 11 avril 2019 : Le dictateur islamiste Omar el-Béchir est évincé.
  • Août 2019 – octobre 2021 : Les généraux ne cessent d’entraver la transition démocratique.
  • 25 octobre 2021 : Le chef de l’armée et celui des Forces de soutien rapide s’emparent du pouvoir.
  • 5 décembre 2022 : Les deux putschistes signent un accord avec certains civils prodémocratie.
  • 15 avril 2023 : Incapables de s’entendre au sujet de l’intégration des miliciens dans l’armée, les généraux entament un conflit armé.