La grande famille journalistique souligne un triste anniversaire. Depuis un an, ce vendredi, que le reporter du Wall Street Journal Evan Gershkovich est emprisonné en Russie. M. Gershkovich, 32 ans, n’a toujours pas eu son procès et Moscou a annoncé mardi que sa détention était prolongée de trois mois, tout en déclarant que des « contacts » étaient en cours en vue d’un éventuel échange.

« La détention provisoire d’Evan Gershkovich est injustifiée », souligne Reporters sans frontières (RSF), dénonçant une « prise d’otage déguisée » et réclamant sa libération immédiate.

Les services de renseignements russes (FSB) ont arrêté M. Gershkovich le 29 mars 2023, alors qu’il faisait un reportage dans la ville russe de Iekaterinbourg, dans l’Oural, à près de 1800 kilomètres de Moscou. Il semblait alors travailler sur l’industrie de l’armement russe et le groupe paramilitaire Wagner, mais la Russie n’a jamais apporté publiquement d’éléments de preuve et l’ensemble de la procédure a été classée secrète. Le Kremlin s’est contenté d’affirmer qu’il avait été pris « en flagrant délit » d’espionnage. Evan Gershkovich a toujours fermement rejeté ces accusations, tout comme Washington, son journal et ses proches.

Washington accuse Moscou d’avoir arrêté Evan Gershkovich pour l’échanger contre des Russes détenus dans les pays occidentaux, comme de nombreux autres citoyens américains arrêtés au cours des dernières années en Russie.

On se rappelle la basketteuse Brittney Griner, arrêtée pour possession de drogue en février 2022 et libérée neuf mois plus tard contre le marchand d’armes russe Viktor Bout, emprisonné aux États-Unis.

Le président Vladimir Poutine se dit cette fois disposé à échanger le reporter du Wall Street Journal contre Vadim Krassikov, emprisonné à vie en Allemagne pour le meurtre d’un opposant tchétchène à Berlin en 2019. « Je ne vois pas de quelle autre façon il pourrait être libéré », insiste Maria Popova, professeure de sciences politiques à l’Université McGill.

Détention d’une gravité inédite

Né aux États-Unis de parents immigrés de Russie, Gershkovich a travaillé six ans à Moscou, notamment pour le Moscow Times, l’Agence France-Presse et le Wall Street Journal. Contrairement à beaucoup de ses collègues occidentaux, il avait décidé de rester en Russie après l’invasion de l’Ukraine. Déterminé à décrire la façon dont les Russes vivaient le conflit, il s’était entretenu avec des proches de soldats tués, des détracteurs de Vladimir Poutine, ou s’était penché sur les effets des sanctions sur l’économie russe. Les risques étaient réels. Mais le Washington Post rappelle que le journaliste était dûment accrédité par le ministère russe des Affaires étrangères, avec permission officielle de travailler dans le pays.

Sa détention prolongée est d’une gravité inédite pour un journaliste américain depuis la fin de l’URSS. Reporters sans frontières souligne qu’elle marque « un avant et un après » dans la situation des correspondants étrangers en Russie, « qui subissent de plus en plus de pressions » de nature différente.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

La professeure de sciences politiques à l’Université McGill Maria Popova

Cela reflète le fait que la Russie devient de plus en plus anti-occidentale et souhaite signifier son hostilité.

Maria Popova, professeure de sciences politiques à l’Université McGill

L’experte rappelle qu’une autre journaliste occidentale est actuellement retenue en Russie, soit Alsu Kurmasheva, reporter pour Radio Free Europe/Radio Liberty. De double nationalité russe et américaine, Mme Kurmasheva est détenue sous l’accusation de non-enregistrement en tant qu’« agent de l’étranger », une infraction qui peut entraîner une peine de cinq ans de prison.

Le correspondant du journal espagnol El Mundo Xavier Colás a pour sa part été expulsé du pays la semaine dernière après que les autorités ont refusé de renouveler son visa, après 12 ans de travail en Russie. De retour en Espagne, le journaliste a déclaré n’avoir fait « que son travail ». On lui reprochait entre autres d’avoir couvert des manifestations de femmes dont les partenaires avaient servi dans l’armée russe.

« Ils veulent faire des exemples pour les autres journalistes », suggère encore Mme Popova.

Un avant et un après

Selon la politologue, la liberté de la presse en Russie « avoisine 0 % » depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Le baromètre de Reporers sans frontières estime pour sa part qu’au moins 32 journalistes sont actuellement en prison pour des raisons liées à leur métier, un record depuis que RSF recense le nombre de journalistes détenus.

La Russie occupe en outre la 164place sur 180 du Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF.

Cette position la situe dans la catégorie des pays où la situation de la liberté de la presse est considérée comme étant « très grave » et « s’aggravant », même si cela fait des années que les conditions de travail des journalistes se dégradent dans le pays.

« C’est devenu extrêmement dangereux pour les journalistes qui résistent à l’autocensure, insiste Elena García, porte-parole de RSF. Ils sont contraints de se cacher ou de fuir pour exercer leur métier en toute indépendance, quand ils ne sont pas arrêtés pour avoir refusé de collaborer avec les autorités. Il reste quelques journalistes sur le terrain capables de fournir des informations fiables, la plupart d’entre eux travaillant sous couvert d’anonymat ou sur des sujets non épineux. »

Selon le baromètre de Reporters sans frontières, 547 journalistes sont détenus dans le monde à l’heure actuelle.