Plusieurs pays démocratiques ont multiplié au cours des dernières années les mesures restreignant la liberté d’expression, s’engageant du coup sur une « pente glissante » qui risque de les transformer en profondeur.

« Chaque mesure n’est pas nécessairement problématique en soi, mais c’est la tendance qui compte. Si l’on prend l’habitude de restreindre la liberté d’expression pour régler nos problèmes, on ne reconnaîtra plus les sociétés dans lesquelles on vit dans quelques décennies », prévient en entrevue Jacob Mchangama.

L’auteur et chercheur, qui dirige The Future of Free Speech, une organisation de défense de la liberté d’expression rattachée à l’Université Vanderbilt, au Tennessee, a étudié l’impact sur ce plan des mesures prises de 2015 à 2022 pour faire face à des défis de taille comme le terrorisme, la pandémie de COVID-19, la guerre en Ukraine ou la désinformation par des régimes autoritaires.

L’exercice, résumé dans un rapport publié en début de semaine, a permis de recenser que 78 % des mesures relevées durant cette période – notamment l’introduction de nouvelles lois et les actions judiciaires marquantes – avaient un effet restrictif plutôt que protecteur pour la liberté d’expression. Et que la tendance s’est accélérée au fil des ans en atteignant un sommet l’année dernière.

La lutte contre les discours haineux et la désinformation en ligne a notamment mené à plusieurs projets de loi susceptibles d’avoir un effet excessif parce qu’ils ratissent trop large, prévient M. Mchangama.

Le Royaume-Uni a notamment introduit en octobre une loi sur la sécurité en ligne qui prévoit de substantielles pénalités financières pour les entreprises qui tardent à retirer des contenus jugés illégaux et pourrait mener à terme, dit-il, au retrait de commentaires légaux.

L’Union européenne a parallèlement mis de l’avant une loi sur les services numériques qui préoccupe les organisations de défense des droits de la personne.

Des limites

Des études récentes suggèrent, note M. Mchangama, que l’imposition de restrictions trop sévères en matière de liberté d’expression peut avoir un effet contreproductif, notamment en ce qui a trait à la lutte contre le terrorisme.

L’une des hypothèses expliquant le phénomène, dit-il, est que la possibilité donnée aux individus de donner libre cours à leur colère constitue une sorte de « soupape » limitant les excès.

L’approche permettrait par ailleurs aux forces de l’ordre d’identifier des individus potentiellement problématiques, relève le chercheur, qui convient de la nécessité d’empêcher toute incitation à la violence en ligne.

Plutôt que de miser sur les restrictions à la liberté d’expression pour contre les discours haineux, M. Mchangama pense que les autorités devraient favoriser autant que possible l’éducation, le dialogue et le développement de contre-discours efficaces tout en soutenant activement les communautés ciblées.

La protection de la sécurité nationale ou de la sécurité publique sont deux des raisons les plus fréquemment citées pour justifier des lois restrictives.

L’utilisation par le gouvernement canadien de la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre un terme aux manifestations à Ottawa liées aux mesures sanitaires contre la COVID-19 s’inscrit dans cette tendance, souligne le rapport.

La préservation de la « cohésion nationale » est un autre facteur souvent évoqué, relève M. Mchangama, qui évoque l’exemple du Danemark, pays dont il est citoyen.

Le gouvernement a notamment adopté en 2016 une loi visant à empêcher les leaders religieux qui cherchent à « miner la culture et les valeurs danoises » de parler en public et maintient une liste confidentielle de personnes sous surveillance.

Le gouvernement a parallèlement introduit cette année une loi faisant du « traitement inapproprié » d’écrits « sacrés » un crime après que la communauté musulmane s’est indignée que des exemplaires du Coran aient été brûlés publiquement.

La mesure, note M. Mchangama, revient à réintroduire la notion de « blasphème » qui avait été retirée du Code criminel en 2017.

PHOTO CHRISTIAN MANG, AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation en soutien au peuple palestinien, à Berlin, le 18 novembre

Les interdictions de manifestations propalestiniennes imposées récemment en Allemagne dans la foulée des attentats du Hamas du 7 octobre constituent une autre illustration de mesures limitant la liberté d’expression, relève le directeur de The Future of Free Speech, qui remet en question l’efficacité de mesures restrictives imposées par Berlin sur plusieurs dossiers sensibles.

La multiplication récente d’actes antisémites dans le pays et la montée de l’extrême droite montrent bien que les limitations à la liberté d’expression ne constituent pas une panacée à la haine, relève le chercheur.

Les États démocratiques, conclut-il, doivent penser à d’autres mesures s’ils veulent protéger la démocratie sans « sacrifier la liberté d’expression », qui en est une composante essentielle.