La nouvelle entente européenne sur les demandeurs d’asile n’est-elle que du réchauffé version droitière ?

Nom : Kaïs Saïed

Âge : 65 ans

Fonction : président de la Tunisie

Signes distinctifs : ambivalence, souverainisme, chasse aux migrants

Pourquoi on en parle

Le président tunisien a causé la surprise la semaine dernière en rejetant une aide financière de 42 millions d’euros (60 millions CAN) de l’Union européenne (UE), en dépit d’un protocole d’entente négocié en juillet. Cet argent devait aider la Tunisie à endiguer le flux de migrants partant de chez elle vers l’Italie et d’autres pays de l’UE. Le plan de la Commission prévoyait une aide totale de 105 millions d’euros.

Pourquoi il a fait ça (1)

Dans un communiqué étonnant, Kaïs Saïed a expliqué que ce refus n’était « pas en raison du montant dérisoire […], mais parce que cette proposition va à l’encontre » du protocole d’entente signé à Tunis et « de l’esprit qui a régné lors de la conférence de Rome » en juillet. En quoi ? Ce n’est pas précisé.

Pourquoi il a fait ça (2)

Pour Luna Vives, professeure de géographie de l’Université de Montréal, le président tunisien essaie en réalité de faire monter les enchères, alors que le nombre de migrants en partance de la Tunisie augmente spectaculairement depuis juin. « C’est une négociation, explique cette experte des migrations. Mon impression, c’est qu’il veut faire monter la pression pour obtenir plus de quelque chose, possiblement de l’argent ou une entente commerciale. »

PHOTO YARA NARDI, ARCHIVES REUTERS

Migrants secourus en mer lors de leur arrivée par bateau dans l’île italienne de Lampedusa, le 18 septembre

De l’avis de François Gemenne, chercheur de l’Université de Liège et spécialiste de la gouvernance du climat et des migrations, la raison de ce revirement serait encore plus cynique. « Je pense qu’il ne veut pas être dépendant de l’aide européenne et [qu’il veut] pouvoir mener sa chasse aux migrants en toute impunité. »

La Tunisie a fait la manchette l’été dernier pour ses campagnes massives d’arrestation et d’expulsion de migrants vers la région frontalière avec la Libye. Ces deux pays sont actuellement le principal point de départ des milliers de demandeurs d’asile qui traversent la Méditerranée vers l’Europe.

Des conséquences pour l’UE

Pour François Gemenne, le recul tunisien compromet en tout les cas le projet européen d’« externalisation » du traitement des demandes d’asile. La tendance actuelle est de financer des pays « de transit » migratoire, comme la Turquie, la Libye ou la Tunisie, afin de limiter en amont les traversées irrégulières. M. Gemenne parle d’une « remise en cause complète » de ce système, tant la Tunisie était un pays « prioritaire » pour Bruxelles sur ce plan.

Un pacte ravivé

Le camouflet tunisien survient au moment où l’UE vient de se mettre d’accord sur un texte clé de la réforme de sa politique migratoire, alors que les 27 pays membres se réunissaient récemment en Espagne. Dernière pièce du « Pacte asile et migration », ce texte se heurtait au différend entre l’Italie et l’Allemagne, Rome accusant Berlin de financer l’aide en mer des ONG aux migrants et de favoriser ainsi leur arrivée sur le sol italien.

Un virage à droite

Cette entente concerne principalement le « règlement de crise » lorsque le système d’asile de l’UE est menacé par une arrivée soudaine et massive de migrants. Pour gérer cet afflux inattendu, les États membres pourraient mettre en place des mesures moins protectrices pour les demandeurs d’asile, prolonger la durée possible de leur détention aux frontières extérieures de l’UE et simplifier les demandes d’examen pour un plus grand nombre de migrants afin de pouvoir les renvoyer plus rapidement. Pour Luna Vives, « cela marque clairement un mouvement vers la droite pour l’approche européenne sur la migration […] On va dans une direction beaucoup plus restrictive et on parle d’une violation potentielle des conventions internationales ».

Une voiture neuve d’occasion

François Gemenne, lui, n’est pas impressionné par ce qu’il décrit comme une version réchauffée de ce qui avait été proposé il y a deux ans. « Beaucoup de bruit pour rien, dit-il. C’est la Commission européenne qui fait de l’esbroufe. Il n’y a absolument rien de nouveau dans cet accord. C’est comme un marchand de voitures qui présente comme neuves des voitures d’occasion. »

Pas de solution simple

Le problème des migrants reste entier en Europe, alors que les traversées dites « irrégulières » se succèdent à un rythme impressionnant. Début septembre, plus de 10 000 migrants ont débarqué en quatre jours sur l’île italienne de Lampedusa, située à 150 km des côtes italiennes. Cette question, tant humanitaire que politique, est en train de miner l’UE et de favoriser la montée de l’extrême droite, alors que des élections européennes se profilent en 2024. Nombre d’experts prônent l’ouverture de voies légales, d’un meilleur partenariat avec les pays d’origine pour endiguer le flux migratoire. L’accord trouvé mercredi doit, du reste, être validé par le Parlement européen. « Je serais très surpris que ça passe », conclut François Gemenne.

Avec l’Agence France-Presse, France 24, Courrier international, Euronews, Radio-Canada, Virgule, Le Monde, BFMTV