Pendant les trois premiers mois de la guerre en Ukraine, Serhii Provilov est resté cloîtré dans la cave de sa maison, à Izioum. Le ciel était en feu. Sur la ville, il pleuvait des bombes. « Pendant trois mois, je n’ai pas osé m’éloigner à plus de dix mètres de la cave », raconte l’homme de 60 ans.

Les forces russes ont pris le contrôle d’Izioum et le ciel s’est un peu calmé, à mesure que le front se déplaçait vers l’ouest. Au début de l’été, Serhii Provilov est sorti de sa cave. Il croyait pouvoir souffler un peu.

Mais ce qui l’attendait était pire que la cave. Pire que les bombardements. Pire que tout ce qu’il n’avait jamais vécu.

Les rues d’Izioum grouillaient de soldats russes, qui avaient fait de la ville leur base logistique. « Ils vérifiaient nos papiers à la recherche de soldats ukrainiens. Ils cherchaient aussi constamment des occasions pour piller. »

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Serhii Provilov

Le 5 août, en soirée, des soldats russes ont stationné leur camion blindé devant le portail du jardin de Serhii Provilov. Ils lui ont ordonné d’attacher son chien, sous peine de l’abattre. Deux soldats l’ont traîné dans la cour arrière, pendant que les autres pillaient sa maison. « Dans la cour, les soldats m’ont battu en m’interrogeant : où sont tes camarades ? Où sont les munitions ? »

Un soldat a pointé un fusil sur son front. « Je compte jusqu’à trois, l’a-t-il menacé. Si tu ne nous dis pas où sont les armes, je te tue. » Il a compté jusqu’à trois, mais n’a pas tiré. Il lui a asséné un violent coup de mitraillette dans le dos, lui brisant les côtes, et l’a traîné jusqu’au blindé.

Les soldats se sont ensuite présentés à l’appartement de Yuri Slauta, 53 ans. « Il était environ 23 h, raconte ce dernier. Ils m’ont demandé mes papiers et m’ont poliment demandé de les suivre parce qu’ils avaient des choses à vérifier. Je n’avais rien à me reprocher, alors je suis descendu avec eux. »

À bord du camion, j’ai aperçu Serhii, mon cousin, salement amoché. J’ai commencé à avoir peur.

Yuri Slauta, 53 ans

Les soldats ont emmené les deux hommes à la centrale de police d’Izioum, convertie par l’occupant russe en sordide centre de détention – salle de torture incluse.

Il ne reste plus grand-chose de l’ancienne centrale de police, en partie détruite par les bombardements, puis saccagée par les soldats russes forcés de battre en retraite. À travers les débris qui jonchent le sol, on comprend que l’occupant en avait fait son quartier général.

Au sous-sol, des cellules humides, plongées dans la pénombre, donnent le frisson. Dans un coin, un seau de métal en guise de toilette. Sur un mur, un détenu a compté les jours.

Dans l’ancien stand de tir, où l’on torturait les prisonniers, traînent encore des masques à gaz que l’on enfilait aux détenus avant de bloquer l’entrée d’oxygène. Au centre de la pièce, une chaîne rouillée pend dans le vide.

Cinq mois plus tard, Yuri Slauta ne se rappelle pas tout. Les moments les plus terribles, sa mémoire les a bloqués. Mais il se rappelle l’odeur. Fétide.

Ils nous ont enfermés dans une cellule, sans lumière, sans air. L’odeur était insupportable. Nous avons déchiré une taie d’oreiller pour nous couvrir le visage.

Yuri Slauta, 53 ans

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Des habitants d’Izioum ont été enfermés dans cette geôle pendant l’occupation.

La cellule était plongée dans l’obscurité totale. Au fond de sa poche, Yuri Slauta a trouvé un briquet. Il l’a allumé pour scruter la pièce, autour de lui. Le sol était couvert de merde.

Le lendemain matin, les geôliers sont venus chercher Yuri Slauta. Ils lui ont enfilé une cagoule sur la tête et l’ont emmené dans le stand de tir. Là, ils l’ont attaché à la chaîne pendue au milieu de la pièce. « Ils m’ont frappé les reins, ils m’ont brisé les côtes. »

La séance de torture a duré une heure et demie. « Je n’ai toujours pas compris le but de cet interrogatoire, confie-t-il cinq mois plus tard. Ils m’ont juste battu pour me battre. »

Son calvaire a duré sept jours.

Pendant tout ce temps, ma femme écumait la ville à ma recherche. Il n’y avait aucune trace de moi, nulle part.

Yuri Slauta, 53 ans

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Yuri Slauta et Serhii Provilov

Yuri Slauta a été transféré au deuxième sous-sol, dans une cellule encore plus glauque que la première. Dans les ténèbres de sa geôle, les jours se confondaient aux nuits. « Il n’y avait pas de lit, pas de savon, pas de papier de toilette. » Son cachot le tuait plus encore que les séances de torture.

Au bout d’une semaine, Yuri Slauta a perdu l’esprit.

Au premier sous-sol, Serhii Provilov était à peine mieux traité. « Un gardien m’a prévenu que mon cousin avait perdu la raison et qu’il était sur le point de mourir. » Ce jour-là, les soldats ont transféré Yuri Slauta à l’hôpital. Son corps était couvert d’ecchymoses. Sa tête était ailleurs. Mais son cauchemar était terminé.

Il a mis du temps à retrouver ses esprits. « Les premiers mois, je n’ai pas bougé ni dormi. Je suis juste resté assis à ne rien faire. »

***

Depuis un an, cette histoire d’horreur s’est répétée des centaines, des milliers de fois dans les villes et les villages occupés d’Ukraine. Et il n’y a aucune raison de croire qu’elle ne se répète pas encore aujourd’hui.

Seulement à Izioum, neuf salles de torture ont été découvertes après le retrait des forces russes, en septembre.

Jusqu’à présent, les autorités ukrainiennes ont récolté les témoignages d’une centaine de citoyens torturés dans l’un ou l’autre de ces endroits, selon le procureur en chef de la région de Kharkiv, Oleksandr Filchakov.

Il y en a eu sans doute beaucoup plus ; une grande partie des habitants ont fui la ville dévastée, ce qui complique considérablement les enquêtes.

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Le chef des enquêtes de la police d’Izioum, Timyr Tertischnii, nous guide dans l’ancienne centrale de police, convertie en sordide centre de détention par l’occupant russe.

De nombreuses salles de torture ont aussi été découvertes à Kherson, dans le sud de l’Ukraine. « L’ampleur du phénomène est horrible », a déclaré en novembre Dmytro Loubynets, chargé des droits de la personne au Parlement ukrainien. « Je suis sûr que dans chaque localité importante, on va découvrir une salle de torture, car c’est un système mis en place par la Russie. »

La torture sous toutes ses formes, dans un conflit armé, constitue un crime de guerre, selon la Convention de Genève. Et les autorités ukrainiennes sont déterminées à ne pas laisser ce crime impuni.

« Dans les neuf salles de torture d’Izioum, les soldats ont laissé des traces, dit la colonelle Oksana Oliinyk, de la police régionale de Kharkiv. Nous avons retrouvé des carnets, des noms, des vêtements. Nous avons prélevé des échantillons pour établir des profils génétiques. »

Un jour, espère-t-elle, les bourreaux d’Izioum paieront pour ce qu’ils ont fait.

Les soldats russes sont débarqués en pleine nuit, le 12 août, chez Vitaly Nechadyn et son père, Oleksandr. « Tout le monde dormait. Ils ont pointé un fusil sur ma grand-mère et nous ont jetés comme des chiens dans leur camion Oural. Nous étions encore en sous-vêtements. »

Le père et le fils ont été enfermés à l’ancienne centrale de police d’Izioum.

Leurs bourreaux les ont battus à coups de barres de métal. Avec des gants de boxe, aussi. Oleksandr, 50 ans, y a laissé ses dents.

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Oleksandr Nechadyn et son fils, Vitaly

Son fils Vitaly, 22 ans, a été soumis à répétition à un cruel détecteur de mensonges : de puissantes décharges électriques. « Une fois, mon cœur a failli lâcher. Ils m’ont donné une pilule… »

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Une autre salle de torture avait été établie dans cette école dévastée d’Izioum.

Pendant un mois, les deux hommes ont subi les pires sévices. Ils n’ont presque rien mangé, rien bu : chaque jour, une demi-louche de bouillon clair et une seule bouteille d’eau, qu’ils devaient partager avec cinq autres détenus.

Ils ont été détenus jusqu’à la fin. Jusqu’à la libération d’Izioum. « On a cessé de voir des soldats à partir du 8 septembre. Ils nous avaient laissés sans eau et sans nourriture. Le 10 septembre, un gardien ukrainien est venu libérer tout le monde. Il nous a dit : ‟Courez le plus vite que vous le pouvez, ils vont faire sauter le pont, il y aura des bombardements partout !” »

Après un mois de torture, un mois sans voir la lumière du jour, Vitaly et Oleksandr Nechadyn n’ont pas eu le temps d’apprécier l’air frais ni leur liberté retrouvée. Ils ont couru et couru, pour sauver leur peau.