C’était un jour de novembre 1989 et une neige lourde tombait sur Moscou. Le mur de Berlin venait tout juste de s’écrouler. L’Union soviétique vivait au rythme des réformes de Mikhaïl Gorbatchev, qui avait ouvert les vannes d’un système verrouillé pendant sept décennies.

La Presse venait de me confier mon premier reportage à l’étranger. Ma mission : raconter le quotidien des Soviétiques, qui était en cette époque pré-internet nimbé de mystère. Or, le géant soviétique traversait une période de grandes turbulences.

« Il faut redéfinir les règles d’appartenance à l’URSS, sinon, le pays va éclater », m’a avertie d’entrée de jeu un député élu quelques mois plus tôt lors d’un premier scrutin « semi-libre » en URSS, Sergueï Belozertsov, que j’ai rencontré dès mes premiers jours à Moscou.

« Le pouvoir ne nous appartient pas encore que déjà, il nous échappe », avait-il déploré dans une déclaration qui, avec la perspective du temps, paraît prophétique…

D’autres personnes m’ont parlé de l’économie qui prenait l’eau, de leur peur qu’un putsch mette un frein aux réformes, d’attaques mafieuses contre les tout premiers commerces privés de Moscou. En relisant mes articles, un tiers de siècle plus tard, je réalise à quel point mes conversations avec des Moscovites en cette fin de 1989 préfiguraient la suite des choses : le putsch anti-Gorbatchev a bel et bien eu lieu, l’URSS a bel et bien implosé et la mafia postcommuniste a fini par prendre le contrôle de la Russie.

Après l’URSS, je me suis arrêtée quelques jours en Pologne, mon pays natal, plongé lui aussi dans une profonde mutation. Le rythme de l’inflation était étourdissant : jusqu’à 50 %… par mois. Les enveloppes étaient trop petites pour y caser tous les timbres représentant les nouveaux tarifs postaux !

PHOTO JOANNA KEARNEY, ALAMY STOCK PHOTO, ARCHIVES LA PRESSE

Des Polonais font la queue pour de la nourriture en 1989.

J’ai rencontré lors de ce voyage un banquier improvisé qui se présentait comme un requin du « Wall Street polonais ». Il prêtait de l’argent à des taux usuraires, affichait une vulgarité assumée et distribuait généreusement des tapes sur le derrière de ses collaboratrices.

Les Polonais étaient inquiets pour leur avenir, le sol fuyait sous leurs pieds. Mais ils avaient confiance dans leur nouveau gouvernement élu six mois plus tôt lors d’élections que l’on qualifiait aussi de « semi-libres ».

Des ténors de ce gouvernement tentaient d’offrir un minimum de filet social à ceux qui étaient les plus touchés par le virage brutal vers l’économie de marché. Et le faux requin de Varsovie a vite disparu du paysage.

Deux pays, deux destins : la Russie a raté sa conversion à l’économie de marché pour plonger dans le chaos, puis la dictature. La Pologne s’est transformée en une démocratie imparfaite, bien sûr, mais une démocratie quand même. Tout comme ses anciens voisins-satellites de l’ex-URSS, elle a pu devenir ce que mes amis polonais de l’époque décrivaient comme « un pays normal », avec ses hauts et ses bas.

Pourquoi ces deux trajectoires différentes ? La thérapie de choc appliquée à l’URSS était-elle trop brutale ? Ou bien la Russie n’était-elle pas vraiment prête pour la démocratisation ? Du moins pas à ce moment de l’histoire ? Sans doute un peu de tout ça.

Trois décennies plus tard, c’est le concept même de démocratie libérale qui a pris du plomb dans l’aile, avec les cafouillages électoraux aux États-Unis, la désinformation, la montée des démocraties dites « illibérales ». Et je me dis que nous avons été bien naïfs, moi la première, de croire à la simple équation « après la dictature, la liberté ».

Les choses sont bien plus complexes.

Au cours des 36 dernières années, j’ai publié près de 7000 articles, dans les pages puis dans les écrans de La Presse. En les parcourant, ces dernières semaines, j’ai été frappée de constater à quel point l’histoire ne progresse pas en ligne droite, mais avec des avancées, des reculs et de nombreux pas de côté.

J’ai fait mes débuts en journalisme dans un monde plein d’espoir. C’était la fin de la dictature communiste, la fin de l’apartheid, le début de négociations de paix prometteuses au Proche-Orient, la fin de la guerre froide.

Le traité de paix entre Israéliens et Palestiniens s’est abîmé dans une série de conflits meurtriers qui ont radicalisé les courants politiques en place. L’apartheid a disparu en Afrique du Sud, mais il existe de facto dans les territoires palestiniens occupés par l’État hébreu…

PHOTO DINO FRACCHIA, ALAMY STOCK PHOTO, ARCHIVES LA PRESSE

Des réfugiés bosniaques fuient pendant la guerre en Yougoslavie, en juillet 1992.

Une série de guerres interethniques ont ravagé pendant cinq ans les pays de l’ex-Yougoslavie. Je n’oublierai jamais cette femme croate qui reconstruisait pour la énième fois sa maison détruite dans la petite ville de Pakrac, où une frontière infranchissable séparait le quartier croate du quartier serbe. J’en ai gardé cette image forte : les hommes armés détruisent, les femmes repassent derrière eux pour reconstruire, une brique à la fois.

Tous me disaient la même chose : nous étions amis avec nos voisins serbes, ou croates, ou bosniaques. On ne comprend pas comment cette folie a commencé. À la même époque, la manipulation des esprits a conduit à un génocide au Rwanda. Dans les deux cas, les mauvais génies avaient pris le contrôle des médias.

Un jour, à Belgrade, j’avais regardé le bulletin de nouvelles avec un père de famille serbe. On y voyait un père pleurer parce que sa fille s’était soi-disant fait violer par des Bosniaques. Mon compagnon fulminait de haine. Il n’avait aucun moyen de contrevérifier cette information largement diffusée par la télévision d’État. Celle-ci était entre les mains de l’ancien président Slobodan Milosevic – qui est mort des années plus tard, avant la fin de son procès pour crimes contre l’humanité, à La Haye.