Des dépouilles calcinées. Des corps d’adultes et d’enfants empilés ou à moitié ensevelis. Des morts aux poignets attachés derrière le dos.

C’est avec une vidéo rassemblant des images identifiées par les villes d’où elles proviendraient – Motyzhyn, Irpin, Dymerka, Boutcha – que le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, a conclu son allocution mardi devant le Conseil de sécurité des Nations unies, lançant un plaidoyer pour faire bouger la communauté internationale.

Nous sommes face à un État qui transforme le droit de veto du Conseil de sécurité de l’ONU en un droit de mourir, qui sape toute l’architecture de sécurité globale.

Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine

M. Zelensky a accusé la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, d’avoir commis des crimes de guerre et a réclamé son exclusion du Conseil de sécurité.

L’organisation doit se pencher sur des réformes pour s’assurer qu’elle remplisse sa mission de maintien de la paix, a-t-il ajouté.

Quelques jours après la diffusion des photos de cadavres jonchant les rues de Boutcha, le président ukrainien a lancé un avertissement : « ce n’est que l’un des exemples » des horreurs commises sur le territoire.

Phase cruciale

Ses propos ont trouvé écho chez le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui a dit craindre « plus de fosses communes, plus d’atrocités et plus d’exemples de crimes de guerre » avec le retrait des troupes russes du nord du pays.

PHOTO FRANÇOIS WALSCHAERTS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN

Avec le changement de stratégie que semble avoir adopté la Russie en déplaçant ses troupes du nord de l’Ukraine pour les concentrer vers l’est et le sud du pays, la guerre entre dans une « phase cruciale », a-t-il dit.

« L’armée russe a eu à réduire ses objectifs, explique à La Presse le brigadier général à la retraite et chercheur senior à la Harvard Kennedy School Kevin Ryan. Initialement, je pense qu’ils voulaient une victoire rapide, faire tomber le gouvernement avec peu de combats. Ils ont vu que ça ne marchait pas. Ensuite, ils ont espéré prendre Kyiv par la force et faire tomber le gouvernement de cette façon, et ça n’a pas fonctionné. Donc maintenant, ils ont de nouveaux objectifs. »

Les militaires russes dispersés dans le nord, l’est et le sud du pays exigeaient un effort logistique, rendant la chaîne d’approvisionnement « très complexe », rappelle Pierre Jolicœur, professeur titulaire de science politique au Collège militaire royal du Canada.

Marioupol, ville martyre

En se concentrant sur la partie du pays comprenant la Crimée annexée par la Russie en 2014 et le Donbass, contrôlé par des séparatistes prorusses, la Russie pourrait espérer une forme de victoire sur le territoire, estime le brigadier général retraité Richard Giguère, expert en résidence pour les enjeux de défense à l’Université Laval.

Ce qu’essaie de faire [la Russie], et c’est pour ça qu’on entend beaucoup parler de la ville martyre de Marioupol, c’est d’établir ce corridor entre la Russie, le Donbass et la Crimée.

Richard Giguère, expert en résidence pour les enjeux de défense à l’Université Laval

Le spécialiste n’est pas le seul à qualifier Marioupol de « ville martyre » – la municipalité assiégée est plongée dans une crise humanitaire. Quelque 120 000 habitants se trouvent toujours sur place, alors que la ville portuaire est détruite à 90 %, selon son maire.

PHOTO ALEXANDER ERMOCHENKO, REUTERS

Un char des forces prorusses défile dans les rues de Marioupol, sur fond d’immeubles lourdement endommagés.

« La population de cette localité, il ne lui reste plus grand-chose, note M. Jolicœur. Il n’y a pas d’eau courante depuis un mois, plus de nourriture, pas de chauffage… J’imagine que certains commencent à mourir de faim. C’est une situation dramatique et il y aurait besoin de faire une évacuation d’urgence. Mais à cause des combats environnants et du blocage des routes et des points d’accès, il n’y a pas moyen de procéder à une telle évacuation. »

Avec les troupes qui se recentrent sur la région, les civils de Marioupol et d’autres villes vulnérables sont appelés à évacuer, mais doivent le faire par leurs propres moyens, dans un contexte particulièrement dangereux – des couloirs humanitaires ont déjà été attaqués dans les dernières semaines.

Une équipe du Comité international de la Croix-Rouge, en route pour tenter de rejoindre Marioupol et faciliter les évacuations, a été arrêtée lundi par la police d’une zone contrôlée par les Russes, pour finalement être relâchée mardi.

Sanctions et enquêtes

Les images de cadavres dans les rues de Boutcha ont secoué l’Occident et mené à une nouvelle salve de mesures. Près de 200 diplomates russes ont été expulsés d’Europe en 48 heures. Le Kremlin a annoncé que cela entraînerait « inévitablement des mesures de représailles », sans donner davantage de détails.

La Commission européenne a aussi proposé aux 27 pays membres de l’Union européenne de cesser les achats de charbon russe, qui répond à près de la moitié des importations de ce type en Europe.

La justice suédoise a annoncé mardi l’ouverture d’une enquête préliminaire sur de possibles crimes de guerre, en appliquant un principe qui lui permet de juger de crimes graves commis dans un pays tiers. La France a aussi annoncé l’ouverture d’une enquête pour des crimes de guerre dont auraient été victimes des ressortissants français en Ukraine. Elle va également offrir des moyens financiers et humains pour soutenir les enquêtes sur place.

Peu importe comment le conflit progressera, il faudra du temps pour régler cette « crise qui nous a ramenés dans des scénarios qu’on croyait révolus », souligne M. Giguère.

« Tout indique qu’il y a des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité qui ont été commis, souligne-t-il. Si les responsables de ces crimes vont pouvoir être amenés devant les tribunaux, ça reste à voir, mais ça ne se réglera pas facilement et rapidement. »

Avec l’Agence France-Presse