Alors que le ton monte entre leur pays et l'Occident depuis le conflit russo-géorgien du mois d'août, les Russes sont ambivalents. D'un côté, ils craignent une nouvelle guerre froide. De l'autre, la fierté est grande de voir leur empire déchu défier à nouveau les États-Unis et l'Europe pour faire valoir ses intérêts.

«Bien sûr que j'ai peur!» Installée dans son stand à journaux, en face des bureaux de l'hebdomadaire populaire Argoumenty i Fakty, Alevtina Morozova passe une bonne partie de la journée à lire la presse russe.

En aucun cas elle ne souhaite une nouvelle guerre froide avec l'Occident. «J'ai peur des pénuries, pour mes enfants et mes petits-enfants», dit la femme de 54 ans, qui a passé la majeure partie de sa vie dans un climat d'affrontement entre l'URSS et les États-Unis.

Si elle craint un nouveau conflit, elle prédit toutefois que les deux anciens ennemis réussiront à l'éviter. «Mais en même temps, je ne croyais jamais que la Géorgie attaquerait l'Ossétie-du-Sud», ajoute-t-elle, en référence à l'événement qui a déclenché cette nouvelle escalade russo-occidentale. «Maintenant, tout est possible.»

Le rédacteur en chef d'Argoumenty i Fakty, lui, ne craint pas une nouvelle guerre froide. «Mais je n'en veux pas», précise Nikolaï Zyatkov, dont la revue à sensation s'est toujours montrée «très critique et dure à propos du partenariat avec les États-Unis et l'Occident».

Il fait toutefois remarquer que «les refroidissements sont parfois utiles. Ils permettent de se préparer à des moments moins heureux et de voir les choses différemment».

Mentalité d'empire

Nikolaï Zyatkov répète les arguments servis par le premier ministre Vladimir Poutine et le président Dmitri Medvedev au cours des dernières semaines pour justifier la fermeté de la Russie envers l'Occident.

Il croit que son pays a toujours respecté les positions des Européens et des Américains, alors que ceux-ci n'ont bien souvent fait qu'à leur tête lorsque leurs intérêts étaient en jeu. Il cite ainsi les exemples des bombardements de l'OTAN sur Belgrade en 1999, l'indépendance du Kosovo et l'expansion vers l'est de l'OTAN, trois réalités auxquelles les Russes étaient fermement opposés.

«Bien sûr, nous avons cette mentalité d'empire, laisse tomber Nikolaï Zyatkov. Toutefois nos dirigeants ont toujours voulu se comporter en bons partenaires.»

Mentalité d'empire? M. Zyatkov explique que les Russes conservent ce sentiment d'avoir «investi d'énormes efforts dans la périphérie» de leur empire au cours des derniers siècles et d'avoir tout perdu lorsque les républiques de l'URSS sont devenues indépendantes. Le journaliste assure qu'il ne partage pas ce sentiment avant d'ajouter: «Mais il existe quelque part en soi.»

Dans le climat actuel de tension, c'est précisément cette «mentalité d'empire» qui fait peur à Lioudmila Alekseeva. L'ex-dissidente soviétique de 81 ans, qui a combattu toute sa vie l'autoritarisme, a bien remarqué durant le conflit russo-géorgien que ce sentiment reste prédominant chez une bonne partie de ses compatriotes.

«Plusieurs de mes amis très intelligents, avec qui je n'ai habituellement pas de différences de points de vue, me disaient: Mais tout de même, comment les Géorgiens ont-ils osé nous attaquer?»

Propagande

À son avis, ce raisonnement continuera de gagner en popularité. D'autant plus que, en contrôlant les principales chaînes de télévision du pays, source d'information unique de la majorité de la population, «le pouvoir alimente» de telles réflexions, poursuit l'ex-dissidente.

Avec succès. Selon un sondage du Centre Levada, 87% des Russes estiment que leurs dirigeants ont agi «correctement» dans le conflit avec la Géorgie. Rien d'étonnant, donc, que la marche antiguerre organisée à Moscou par Mme Alekseeva et d'autres défenseurs des droits de l'homme ait attiré à peine 70 personnes...

Le Centre Levada n'a toujours pas mené de sondage pour connaître l'opinion des Russes sur le refroidissement des relations avec l'Occident. Par expérience, son directeur, Lev Goutkov, peut toutefois déjà prédire les résultats. «Les 20% des gens les plus instruits seront inquiets parce qu'ils savent que leur gouvernement peut les entraîner dans une fâcheuse aventure. D'un autre côté, plus la pression sera forte, plus une tranche de la population, environ 40%, adoptera une position isolationniste.»

Guerre froide ou non, Nikolaï Zyatkov croit que les relations russo-occidentales ressortiront grandement transformées de cet affrontement. «Il n'y aura plus le lien de confiance qu'il y avait. La psychose se calmera, mais les relations deviendront plus pragmatiques.»