Douglas Tompkins, milliardaire reconverti en activiste de l'écologie, embrasse du regard les marais du nord-est argentin, théâtre d'une guerre avec les agriculteurs locaux: «on voit à quel point ces terres ont été abîmées», lâche-t-il.

C'est le regard d'un homme qui a beaucoup survolé ces marais d'«Ibera» («l'eau-qui-brille» en guarani), vaste réseau d'étangs s'étendant sur 25 000 km2 au coeur de la province de Corrientes, aux confins du Paraguay et du Brésil, deuxième zone humide du continent après le Pantanal brésilien.

«Cela m'a permis d'avoir une vision globale», dit ce New-yorkais secret, qui ne donne que de très rares interviews, alors que s'affairent autour de lui biologistes, pilotes, logisticiens, sous l'oeil indifférent de quelques autruches.

Fondateur des marques de vêtements North Face et, surtout, Esprit (1 milliard de dollars de chiffre d'affaires en 1986), «Doug», comme l'appelle son équipe, se consacre depuis bientôt vingt ans à la protection de l'environnement.

Oeil vif et cheveux blancs, ce sportif de petite taille, né en 1943, a eu le déclic en lisant le philosophe norvégien Arne Naess, père de la «Deep Ecology» ou «Ecologie profonde».

«C'est l'idée que l'homme fait partie d'un système, qu'il doit apprendre à partager cette planète avec les autres créatures qui la composent», dit-il dans le salon de son estancia «Rincon del Socorro».

Depuis, il rachète coup sur coup des fermes d'élevage et les démantèle: il retire le bétail pour que repoussent les forêts primitives et que les cerfs menacés d'extinction retrouvent leur habitat naturel.

Il réintroduit des espèces -- le cerf des marais, le fourmilier et bientôt le «Yaguareté», félin disparu de cette région depuis des décennies.

Douglas Tompkins veut convaincre les autorités de faire de cet écosystème tropical extrêmement riche -- et de ses 139 000 hectares acquis tout autour des marais en 1998 -- un parc national de 1,3 million d'hectares. Il se donne vingt ans pour y parvenir.

Avec sa femme, Kristine, ancienne responsable d'une autre marque à succès: Patagonia, il a déjà fait don de centaines de milliers d'hectares protégés dans le sud du Chili et de l'Argentine.

Mais, dans ces marais, c'est une guerre d'usure qui s'annonce.

«La jurisprudence argentine protégeant l'eau est très solide», se félicite Sofia Heinonen, 41 ans, qui dirige le Projet Ibera depuis la même estancia de Douglas Tompkins. «Nous avons gagné sept procès».

Sur sa table, des paquets des tracts invitent à manifester à cheval pour fêter une dernière victoire devant la Cour suprême.

L'équipe de Tompkins multiplie les procès contre les cultivateurs de riz, accusés de polluer l'eau des marais avec leurs engrais chimiques.

Les agriculteurs locaux, moteur de l'économie de la province, ne voient pas pourquoi cet étranger viendrait leur dicter leur conduite.

«Nous ne croyons pas à l'histoire du milliardaire philanthrope: Tompkins est le masque du pouvoir de l'argent, des puissants de ce monde qui veulent s'approprier les ressources naturelles de l'Amérique latine», dit Mabel Moulin, porte-parole de la «Fondation Ibera Patrimoine des Correntinos».

Des estancieros affichent les drapeaux (verts) de cette organisation à l'entrée de leurs propriétés. Mme Moulin assure que des gens humbles sont chassés des terres rachetées par Douglas Tompkins. «Avant le fourmilier ou les cerfs, nous défendons les gens», dit-elle.

Tompkins, qui vient d'entamer sa matinée par une partie d'escrime, sait que dans sa lutte la retraite est aussi décisive que la fente. «Il faut savoir de quel côté souffle le vent, dit-il. Parfois, on sait que ce n'est pas le moment de présenter un projet».