Je pourrais utiliser une amorce qui appelle à la sympathie à mon égard : j'ai envoyé plus de 50 CV au cours du dernier mois, eu 5 entrevues durant la même période, et reçu des courriels déchirants du type « On te veut, mais le coffre est vide. »

Je vais tenter de m’éloigner d’une telle prémisse en vous racontant l’événement qui me porte à écrire cette lettre ouverte. Le 21 novembre, c’est la journée de ma collation des grades. J’ai hâte de boucler la boucle de mon parcours universitaire qui a été abruptement stoppé par la maladie pour un an de chimiothérapie. Le retour fut long, fastidieux, en plus de m’avoir fait perdre ma cohorte.

Je retourne maintenant à l'université, pimpante, pleine de cheveux et en vie. J'ai terminé mon baccalauréat en relations publiques. Je recroise d'anciens camarades de classe, on s'est manqués, on se demande de nos nouvelles : « Pis, toi, la job? » On se résigne à répondre que ça va bien… sans plus.

Vêtus et vêtues de nos toges, on entre dans la salle de cérémonie, puis on se dirige en coulisse en vue de faire une surprise aux parents et proches qui sont venus à l'événement. Coup de théâtre : les gens que vous êtes venus voir sont là !

Nous sommes une centaine de diplômés cordés derrière les rideaux, dans le noir, et les confidences commencent.

Diplômée découragée #1 : « Mon dernier stage m'a achevée, Ariane. Je suis tombée en burnout. Ils ont perdu tous leurs gros clients et m'ont mis dehors. Un mal pour un bien, je suppose. »

Diplômé découragé #2 : « Je suis encore journaliste, c’était pas facile de coordonner les études et les jobines en journalisme, mais maintenant que je suis dans l'entreprise X, c'est moins le fun, mais ça m'offre une stabilité. Je suis vraiment chanceux. »

Diplômée découragée #3: Cette personne me répond qu'elle ne va tout simplement pas bien. (Rares sont les affirmations aussi honnêtes, surtout avec des gens diplômés d'un bac qui prônent souvent l'art du tout-va-bien-tisme corporatif.) « On nous parle de réaliser nos rêves et, dans le doute, de foncer, mais là, Ariane, j'ai frappé mon mur. Je ne suis pas dans mon domaine, je stagne. Depuis le cégep, on voulait être journalistes. Je me demande si j'y crois encore. »

J'ai les yeux pleins d'eau, pour une conversation qui avait commencé par un « Comment ça va? ». Je lui lance une phrase des plus quétaines pour me sortir de la réelle tristesse de cette conversation : « Je ne peux pas croire qu'on n'y arrivera pas, un jour. Je nous le souhaite. »

Vague de haine

Le lendemain, une amie, Léa Carrier, journaliste à La Presse, subit une vague de haine pour avoir couvert la montée en popularité d'Andrew Tate chez les jeunes garçons. Les propos à son égard sont violemment masculinistes et misogynes. D'ailleurs, je salue son courage de continuer de parler du sujet sur différentes tribunes.

Ce cas dénote l'un des nombreux problèmes qui s'ajoutent aux autres, pour nous jeunes futurs journalistes : les algorithmes qui poussent à la radicalisation dans notre société, la perte de confiance envers ces mêmes journalistes et la montée de la violence à leur endroit.

On est loin du domaine qui me faisait autrefois rêver… J'allais en faire des vox pop sur le Boxing Day, sur le prix du gaz, jusqu'à couvrir la journée internationale du hot-dog Michigan s'il le fallait !

Les défis se multiplient : la COVID, qui a brisé les liens de confiance entre la population et les médias, la perte de revenus publicitaires, et s'ajoute à tout cela une utilisation abusive des textes et formats courts dans notre paysage journalistique.

Il n'est pas normal qu'un article doive être publié à moitié pour être bonifié plus tard seulement pour obtenir une exclusivité. On ne sert pas le citoyen en l'éduquant à moitié, et nous ne servons certainement pas nos journalistes ; on nourrit la bête de l'intérieur.

Je me tiens là où la réalité et les rêves se croisent, diplômée, émue, latente. Les aveux de mes anciens camarades résonnent en moi comme autant de mélodies tristes, mais aussi comme des notes d'une symphonie de résilience.

Pour notre domaine qui crie, pour les tragédies de licenciements, de coupes budgétaires, pour la surutilisation du mot « restructuration » dans nos modèles d'affaires, pour les jeunes à qui l'on dit : « Mais voyons, on est en pleine pénurie de main-d'oeuvre, tu devrais être capable de trouver un emploi ! »

Désolée, monsieur-madame. À défaut de pouvoir être propriétaire d'une maison un jour, j'ai décidé d'être rebelle et d'aimer ce que je fais, écrire.