J’ai rencontré cet automne Louise Arbour, notamment ancienne procureure du tribunal sur l’ex-Yougoslavie, ex-juge à la Cour suprême et ex-haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Elle a accepté d’échanger avec moi sur des sujets qui nous tiennent à cœur.

Est-ce notre parcours de vie, nos expériences très différentes et diversifiées, notre statut de femmes, de mères et de grands-mères, ou encore la période de vie où on est rendues, toujours est-il que nous avons discuté à bâtons rompus d’imposture, de culpabilité, de vieillesse, et de retraite. Nous construisons ensemble une courtepointe de propos qui finiront par prendre sens dans l’après-coup.

Nous avons parlé du sentiment presque universel, possiblement plus féminin, de culpabilité qui, à divers degrés, nous habite et nous force souvent à donner le meilleur de nous-mêmes, comme si on devait prouver jour après jour nos compétences au poste ou à la fonction que l’on occupe. Et puis vient le temps où, vers la fin de notre carrière, nous décidons d’occuper des fonctions moins accaparantes et nous sommes moins envahies par l’injonction de tout faire pour « sauver le monde ». Sur ce sentiment de culpabilité d’être moins active et de plus profiter du temps qui passe, je la cite :

Je peux ralentir maintenant parce que je sais que j’en ai fait beaucoup. Ma petite voix de culpabilité se fait beaucoup moins entendre, et je peux m’asseoir confortablement au bord de mon lac et profiter du temps qui passe. Je peux dire non, choisir ce qui me tente, et accepter de travailler moins fort.

Louise Arbour

Mais, pendant le plus clair de notre vie, de quoi se sent-on coupable pour que ça devienne le moteur d’une énergie considérable consacrée au travail et à l’engagement social ? Dans mon cas, je cite souvent la parabole des talents de l’Évangile, relent de notre enseignement religieux, qui dit que chacun doit redonner à la mesure des talents ou des privilèges qu’il a reçus. J’ai eu le sentiment que ce message était aussi celui de mes parents. Travailler très fort, c’est payer notre dette à la vie qui nous a tant donné depuis notre naissance.

Et malgré tout le travail accompli, cette « petite voix de culpabilité » persiste à se faire entendre ! Comment la mettre en sourdine, sinon qu’en injectant une meilleure dose de tolérance et d’estime envers soi-même ?

Et lorsque la conversation bifurque au sujet du sentiment d’imposture, la réponse de Louise Arbour est immédiate : « Ça m’a toujours accompagnée ! Les hommes nous en veulent d’occuper des postes qu’ils auraient pu avoir, ou alors se disent en secret qu’on a eu le poste justement parce qu’on est une femme, pas pour notre compétence. Alors, il faut montrer qu’on est à la hauteur, capables, compétentes. C’est un sujet incontournable, l’imposture, tu dois en parler ! »

Dans la foulée, elle ajoute cette importante distinction : « Beaucoup d’hommes souffrent aussi probablement de ce syndrome, mais leur entourage, tant personnel que professionnel, les encourage à le surmonter en valorisant leur performance.

« Pour les femmes, c’est différent. Le miroir social confirme souvent leurs inquiétudes en suggérant qu’elles ne sont pas à leur place, que leur leadership est inadéquat, que leur famille a besoin d’elles ; donc on valide plutôt que de contester leur sentiment d’imposture. »

Et, avec notre vieillissement, comment renonce-t-on à toutes ces implications et aux différents rôles joués depuis si longtemps ? À quoi pense-t-on quand on a plus de temps pour regarder le temps passer ? Pour moi, c’est une adaptation graduelle, un changement assez radical de posture quant au rôle et au sens à donner à ma vie. J’imagine qu’on apprend, qu’on apprivoise, et qu’on finit même par apprécier.

J’envie un peu Louise Arbour, dont la réflexion à ce sujet va bien au-delà de la crainte d’être oubliée ou de ne plus se sentir jouer un rôle aussi actif dans la société. « Je vis tout cela très bien, dit-elle. Il faut accepter qu’on ait donné le meilleur de nous-mêmes et que ce soit le temps pour les autres de prendre le relais, le flambeau des grandes causes, me confie-t-elle. Et il y a des plus jeunes qui prennent très bien leur place. Nous sommes remplaçables. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Louise Arbour à l’occasion d’un dîner récemment organisé par La Presse

On doit réaliser que certains dossiers ne nous appartiennent pas parce qu’ils traitent des enjeux présents et futurs, comme les changements climatiques, les effets de la pandémie sur les enfants, les nouvelles technologies, les enjeux de diversité, d’inclusion, d’identité de genre, etc.

Louise Arbour

Cette phrase qu’elle a aussi lancée à l’occasion d’un dîner récemment organisé par La Presse résume bien sa pensée : « Les plus vieux peuvent avoir de l’influence, mais ne devraient pas avoir de pouvoir ! »

Cette différence entre pouvoir et influence est demeurée gravée dans ma tête depuis notre échange. C’est grisant, le pouvoir, ça nous rend utiles et forts. C’est une drogue dangereuse et elle devrait être utilisée avec parcimonie, avec une date de péremption. C’est souvent difficile d’y renoncer. Mais lorsqu’on transforme notre expérience en influence plutôt qu’en pouvoir, c’est probablement ce qu’il y a de plus sain et de plus équilibré pour toute société. Chacun y trouve sa place, des plus jeunes aux plus âgés.

Cet échange a mis en lumière les nécessaires renoncements qui accompagnent la vieillesse. La sérénité qu’elle affiche me rassure, me réconforte même. Il faut être drôlement humble et en paix avec soi-même pour accepter de n’être que le maillon d’une longue chaîne humaine.