Après une année d’absence, le Festival de Cannes revient cette année avec une édition placée sous le signe d’une certaine normalité, laquelle s’amorcera mardi avec la présentation d’Annette, de Leos Carax, choisi pour ouvrir la plus prestigieuse manifestation cinématographique du monde. Nos journalistes Marc Cassivi et Marc-André Lussier, habitués de la Croisette, en discutent.

Marc-André Lussier : Quand Thierry Frémaux, le délégué général, a annoncé les 24 longs métrages en lice pour la Palme d’or, j’avoue avoir éprouvé un sentiment d’ambivalence. D’une part, j’étais ravi que les nouvelles offrandes d’Asghar Farhadi, François Ozon, Nanni Moretti, Wes Anderson, Bruno Dumont, Jacques Audiard, Apichatpong Weerasethakul, Paul Verhoeven et d’autres « abonnés » aient été retenues, mais je me serais quand même attendu à ce que plus que quatre réalisatrices (Ildikó Enyedi, Mia Hansen-Løve, Catherine Corsini et Julia Ducournau) aient la chance de décrocher le plus beau laurier du monde du cinéma. Je sais bien qu’un festival est tributaire des films qu’on lui soumet, mais j’aurais cru qu’après tous les discours entendus à propos d’une meilleure représentation – et cette fameuse montée des marches des femmes du cinéma en 2018 –, un effort supplémentaire aurait été fait en ce sens. Remarque que cet effort est fait dans les compositions des jurys, les comités de sélection et les instances du festival, mais il ne se reflète pas encore sur le plan de la programmation, on dirait…

Marc Cassivi : J’ai vraiment de la difficulté à comprendre comment Cannes n’a pas encore relevé la barre, après toutes les discussions à ce sujet dans la dernière décennie. Il y a quelque chose qui tient ici de l’acharnement à ne pas vouloir être bousculé dans ses habitudes et sortir du statu quo. Seulement quatre femmes en compétition pour 24 films, ce n’est plus possible en 2021. Dans la composition de la sélection officielle, on a eu l’embarras du choix. On a fait une place à des films de différents genres et de différentes origines, mais on est incapable de faire une place digne de ce nom aux réalisatrices ? Les femmes comptent pour 50 % de la population. Il est grand temps de ne plus les considérer comme une minorité. Les autres grands festivals ont fait de véritables efforts afin de se trouver en zone paritaire. Cannes nuit certainement à sa réputation en refusant la moindre évolution vers une sélection plus juste. Le boys club n’en fait qu’à sa tête. Mais pour combien de temps ?

PHOTO STÉPHANE DE SAKUTIN, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le délégué général, Thierry Frémaux, lors de l’annonce de la programmation du 74Festival de Cannes

M-A. L. : On nous répondra sans doute, comme on l’a fait au fil des ans, qu’un festival est le reflet d’une réalité et que le problème doit être pris en amont en donnant aux réalisatrices les moyens de leurs ambitions. Tout ça est loin d’être réglé, mais il me semble qu’il y a quand même eu une nette amélioration sur ce plan. Le dynamisme du cinéma québécois est d’ailleurs largement dû aux créatrices. En 73 ans d’existence du festival, Jane Campion reste toujours la seule femme à avoir obtenu une Palme d’or, grâce à The Piano il y a… 28 ans ! On prévoyait d’ailleurs une sélection pour la cinéaste néo-zélandaise cette année grâce à son nouveau film The Power of the Dog, dont Roger Frappier est l’un des producteurs, mais les droits du film ayant été acquis par Netflix, Cannes a dû faire l’impasse à cause de la mésentente apparemment insoluble entre les deux organisations. À l’instar de Roma en 2018, le film ira concourir pour le Lion d’or à Venise. Ça devient un vrai problème, non ?

M. C. : C’est vraiment un problème, qui nuira à terme au prestige de Cannes si le Festival ne met pas un peu d’eau dans son bordeaux ! Il y a des compromis à faire, de part et d’autre. On comprend les Français de défendre la distribution en salle des films – c’est admirable –, mais il faut aussi s’adapter à son époque. Les plateformes numériques sont de plus en plus influentes, et le cinéma qui est d’ordinaire destiné à Cannes n’y fait pas exception. Le Festival ne pourra pas indéfiniment se passer de films qui remportent des prix ailleurs, où ils sont accueillis à bras ouverts. Déjà que les relations ne sont pas au beau fixe avec les studios hollywoodiens, qui craignent souvent l’accueil réservé à leurs films en compétition, s’il faut que toute l’industrie américaine tourne le dos à Cannes, ce ne sera pas sans conséquence. Dans quelle mesure crois-tu que l’année pandémique que l’on vient de traverser aura des répercussions sur le Festival, à court et moyen terme ?

PHOTO FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE CANNES

Le Festival de Cannes propose, à chaque édition, la crème de la crème des films d’auteur, tout en misant sur le glamour, les vedettes et le strass…

M-A. L. : Avec sa politique du « puisque vous refusez que nos films soient en lice pour la Palme d’or, nous refusons de notre côté qu’ils soient montrés hors compétition », Netflix pourrait aussi mettre un peu d’eau dans son sauvignon de Napa Valley plutôt que de boycotter le festival. Il faut quand même être deux pour trinquer ! Pour répondre à ta question, je ne sais si la pandémie aura un effet à long terme sur le fonctionnement du festival. J’ai l’impression que nous avons tous tellement hâte de retrouver le cours normal de nos vies que nous aurons collectivement tendance à faire comme si elle n’avait jamais existé, dès que nous en aurons l’occasion. C’est d’ailleurs un peu le message qu’envoie la direction du festival en tenant mordicus à ce que cette édition du retour se fasse en présentiel seulement, sans aucun volet virtuel. C’est aussi une façon de réitérer sa foi pour la survie du cinéma sur grand écran et de maintenir son statut de leader dans le circuit des grands festivals internationaux de films.

M. C. : Je pense que je suis plus pessimiste que toi. Chaque fois qu’il y a eu des assouplissements aux règles sanitaires, je me suis rué dans les salles de cinéma… pour m’y retrouver à peu près seul. C’est arrivé encore la semaine dernière. Je crains que nos habitudes aient été bousculées définitivement et que cela ait un impact sur les festivals de films. Évidemment que Netflix, qui est une sorte de bully, doit aussi faire des compromis. Mais la réalité, c’est que de plus en plus de cinéphiles se contentent désormais de voir des films dans le confort de leur salon. Et si Cannes refuse de s’adapter à cette nouvelle réalité, sous prétexte que les plateformes ne garantissent pas une sortie en salle de leurs films en France, Venise et Berlin seront heureux de les accueillir. Tant mieux si Cannes refuse d’exister de manière virtuelle. C’est la bonne décision. Son intransigeance face aux plateformes numériques est beaucoup plus discutable, à mon avis.

M-A. L. : Je suis moins inquiet que toi pour la survie du cinéma en salle. En Amérique du Nord, le box-office reprend même un peu de vigueur. En France, les chiffres commencent à ressembler à ceux d’avant la pandémie. Et Cannes est là pour porter encore bien haut le flambeau du cinéma d’auteur et utilise tous les moyens à sa disposition pour entretenir sa position et son caractère mythique. Le paradoxe de ce festival m’a d’ailleurs toujours fasciné. Bon an, mal an, l’évènement propose dans sa sélection la crème de la crème parmi les films d’auteur les plus exigeants de la planète, tout en misant sur le glamour, les vedettes, le strass, le protocole, les tapis rouges, les grandes soirées. Il parvient toujours à maintenir cet équilibre entre ces deux aspects et à demeurer l’évènement culturel le plus couru des médias, surclassé seulement, dit-on, par les Jeux olympiques et la Coupe du monde de soccer. Comment expliques-tu ce succès et le caractère incontournable d’un évènement que personne gravitant autour de la planète cinéma ne voudrait rater pour rien au monde ?

M. C. : Le mythe de Cannes est lié au mythe du cinéma. Les grands films, mais aussi le star-système planétaire. Deux faces d’une même pièce, comme le paradoxe que tu décris. On a beau être critique, trouver qu’il n’y a pas assez de réalisatrices au rendez-vous – quand il y en a, elles sont souvent ignorées par la sélection officielle, comme Chloé Zhao avec The Rider – ou que le bras de fer avec Netflix n’est à l’avantage de personne, on veut être à Cannes. Pour une simple et bonne raison : c’est là que ça se passe !

M-A. L. : J’aurai la grande chance d’y être dans quelques jours. Je ne sais trop à quoi m’attendre avec cette édition de transition, du moins sur le plan des mesures sanitaires, mais je suis convaincu qu’à titre de cinéphile, j’y trouverai mon compte. Sur papier, le programme pourrait difficilement être plus alléchant. On s’en redonne des nouvelles !