« Avec le temps, on n’aime plus », chante Léo Ferré dans son grand classique. C’est le sentiment qui se dégage de l’adaptation très sombre et très réussie de Platonov, à l’affiche au Théâtre Prospero depuis mardi dernier.

Dans cette œuvre de jeunesse, le célèbre auteur russe interroge notre incapacité à aimer. À sa manière, il dit aussi qu’avec le temps, on se sent floué par les années perdues. Revisitée par le génie d’Angela Konrad, dans un spectacle à la fois exigeant et captivant (mais sans temps morts, malgré sa durée de 2 h 15 min), la pièce est servie à la sauce psychanalytique, voire lacanienne.

Présentée en 2018 au même endroit et avec la même distribution, la production est reprise dans une nouvelle traduction québécoise signée Michel Tremblay qui coule de source. Tchekhov a écrit Platonov, aussi connu sous le titre de Ce fou de Platonov, à 18 ans. Il va retravailler son texte, mais il ne le verra jamais joué de son vivant. Ce n’est pas sa meilleure pièce, trop nihiliste et désespérée à notre avis. Or, elle porte déjà tous les grands thèmes de l’auteur d’Oncle Vania.

Jeu de séduction

Anna Petrovna (Violette Chauveau, au sommet de son art), veuve d’un général de l’armée, invite chaque été dans sa maison de campagne des proches et des notables. Parmi les convives, le jeune Platonov (Renaud Lacelle-Bourdon, époustouflant), aristocrate déchu de la petite noblesse russe, devenu instituteur par dépit.

Marié avec Sacha (Debbie Lynch-White, troublante), une femme qu’il méprise, Platonov séduit tout ce qui bouge. Mais ce jeu de séduction se transforme en jeu de cruauté. Sous son charme insouciant, Platonov cache un immense mal de vivre. Manipulateur et cynique, il prend plaisir à détruire la vie des autres.

Dans sa relecture de Platonov, sous-titrée Amour, haine et angles morts, Angela Konrad s’attarde aux démons intérieurs des personnages. À leur peur du vide, leur mélancolie. Oubliez la datcha de campagne, les samovars et la villégiature, ces estivants sont perdus dans une maison de fous. Et qui ressemble à l’antichambre de l’enfer !

PHOTO VIVIEN GAUMAND, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Olivier Turcotte (assis) et Renaud Lacelle-Bourdon (debout au centre) font partie de la distribution de Platonov (Amour, haine et angles morts) au Prospero.

Les personnages s’émoustillent, boivent de la vodka, sniffent des lignes de coke et vont même (par provocation à un récent jugement ?) fumer une cigarette… Pas sur scène, juste à l’extérieur de la sortie de secours. Ils sont habillés en tenue de soirée, et évoluent dans un espace vide de décor. Ici et là, la musique électro de Simon Gauthier vient secouer leur spleen, comme dans un « rave » ; alors que les magnifiques éclairages du concepteur Cédric Delorme-Bouchard découpent les scènes avec maestria.

Admirable direction d’acteurs

Mais ce qui happe dans cette production, et ce, dès les premières minutes, c’est la remarquable maîtrise d’Angela Konrad dans sa direction des acteurs. Ils sont (tous) habités, traversés, voire possédés par leur rôle. Dans l’entièreté de leur corps.

PHOTO VIVIEN GAUMAND, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Samuël Côté et Marie-Laurence Moreau dans Platonov (Amour, haine et angles morts) au Prospero

Angela Konrad ne laisse rien au hasard dans sa mise en scène. Elle multiplie les actions et les jeux dans les coulisses. Elle sollicite constamment l’intelligence des spectateurs. Mais pas seulement notre tête. Elle fait aussi appel à notre affect. On ressort de son Platonov remué, abattu, probablement pas dans le meilleur état d’esprit du monde… mais convaincu d’avoir vécu une expérience unique.

Platonov (Amour, haine et angles morts)

Platonov (Amour, haine et angles morts)

D’après Tchekhov

Au Prospero, Jusqu’au 11 décembre

8/10

Consultez le site de la pièce