En près de 40 ans de carrière, le comédien Roger La Rue a fait sa marque à travers une centaine de personnages qu’il a défendus au théâtre (surtout), au cinéma et à la télévision. À la veille de la création de Rita au désert, au Quat’Sous, La Presse a voulu en apprendre plus sur cet acteur très discret… et très aimé. Portrait.

Il y a de cela des années, dans un restaurant, à la suite d’un spectacle, Roger La Rue mangeait avec Denise Filiatrault, quand soudain un acteur connu est venu les saluer à table…

« Denise, as-tu vu Roger jouer chez Duceppe ? Il est vraiment bon !

— Ben oui, y est bon en maudit, mais y sait pas se vendre, le petit », a répondu du tac au tac la metteuse en scène, avec sa légendaire franchise.

Trente ans plus tard, Roger La Rue nous rappelle cette anecdote en disant que Denise avait raison : « Il y a le travail, le talent, mais ce métier, c’est aussi une affaire de confiance, d’estime de soi, donc de pouvoir se “vendre” (je n’aime pas ce mot, mais je n’en trouve pas d’autre). »

Moi, je suis quelqu’un de très doux, de timide. Je n’ai pas cette assurance-là en public, bien que je l’admire chez les autres. Mais je suis en train de changer…

Roger La Rue

Roger La Rue est un diamant brut dans le monde clinquant du showbiz au Québec. Alors que la plupart de ses camarades sont diserts, extravertis, en entrevue, le comédien fait de longues pauses, hésite, pèse et soupèse chaque mot dans sa tête. On dirait qu’il avance dans le silence, tel un personnage de Beckett, l’un de ses auteurs préférés d’ailleurs.

Chemin de traverse

Roger La Rue est un acteur de fond. Il a joué dans des classiques, des créations en marge, du théâtre d’été. Rita au désert, la nouvelle pièce d’Isabelle Leblanc [qui a travaillé 20 ans avec Wajdi Mouawad et cofondé avec lui le Théâtre Ô Parleur], sera la 98e production théâtrale dans la carrière de La Rue. Elle prendra l’affiche mardi prochain au Théâtre de Quat’Sous, en coproduction avec l’Opsis et le Théâtre national de la Colline. Le spectacle sera présenté plus tard à Paris, en novembre 2022.

Le comédien y incarne un journaliste sportif au côté d’Alexandrine Agostini, qui joue une femme qui participe à un rallye automobile dans le désert de Gobi. « Ce sont des personnages résistants, dans le sens de résilience, mais ils ont des conflits intérieurs, de la difficulté avec le monde des adultes. Alors, ils tentent de changer leur destin […] Le texte d’Isabelle est mystérieux, intrigant. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Roger La Rue

Pour Roger La Rue, « un acteur qui ne joue pas, ce n’est pas un acteur ». « J’aurais aimé qu’on pense plus souvent à moi pour des premiers rôles, des séries… Mais je n’ai aucun regret. J’ai beaucoup appris en jouant en tournée avec Janine Sutto, il y a une vingtaine d’années. Janine pouvait faire Symphorien le jour, puis aller jouer le soir dans un Claudel au TNM. Tout peut nous servir dans ce métier. On accumule de l’expérience chaque fois. »

On dit parfois qu’il faut dissocier l’homme de l’artiste… Pas aux yeux de Roger La Rue. « J’ai toujours voulu être un meilleur être humain pour devenir un meilleur acteur, dit-il. C’est un travail constant sur soi. On peut toujours changer son histoire dans la vie. »

Roger est à la fois touchant et truculent, comique et tragique. Dans le spectacle Cabaret neiges noires, qu’on a joué ensemble, il pouvait improviser, faire le bouffon, danser à claquettes, et ensuite nous faire pleurer.

Dominic Champagne, auteur et metteur en scène

« C’est un interprète formidable qui est totalement au service de l’œuvre et de la vision du metteur en scène, ajoute Michel Poirier, qui l’a dirigé à quelques reprises au théâtre. Il est toujours partant. Et je ne vous dis pas comment il est drôle ! »

PHOTO DANIEL KIEFFER, FOURNIE PAR LE CENTRE DU THÉÂTRE D’AUJOURD’HUI

Roger La Rue, Pauline Lapointe et Sylvie Drapeau dans Sainte Carmen de la Main, au Théâtre d’Aujourd’hui, en 1991

Anne-Marie Cadieux abonde : « Roger est un vrai pince-sans-rire, avec un humour délirant. » La comédienne estime que les choses se passent très bien pour son ami qui, à 62 ans, vit une « très belle période professionnelle ».

Ce qui est beau dans une carrière d’acteur, c’est qu’elle peut fleurir à tout moment. Roger a une immense palette de jeu, un registre très large. Il est dans sa plénitude.

Anne-Marie Cadieux

Le théâtre qui sauve la vie…

Son chemin n’a pas toujours été un jardin de roses. « Roger est un animal blessé qui s’est servi de sa blessure pour peaufiner son art. Et devenir un grand interprète », confie Dominic Champagne.

« Roger est un être précieux, exquis, ajoute Anne-Marie Cadieux. Il est très sensible. Il est capable de s’exposer en jouant, ce qui n’est pas donné à tous. Il livre une part de lui à travers chacun de ses personnages. »

Né à Saint-Jean-sur-Richelieu en 1959, Roger La Rue est le troisième enfant d’une famille de quatre garçons. « Je viens d’une famille unie et heureuse, dit-il. [Son père est décédé il y a 20 ans ; sa mère vient d’avoir 97 ans !] N’empêche, comme tout le monde, j’ai une histoire plus sombre. Enfant, j’ai été très intimidé, ridiculisé par les autres élèves. Je n’avais pas d’amis, j’étais toujours seul à l’école. Hélas, ce vieux sentiment de rejet, l’adulte l’a transporté longtemps avec lui. J’en ai longtemps souffert. »

Le comédien nous raconte que ses parents étaient abonnés au TNM. « Quand j’ai eu 14 ans, ils m’ont offert comme cadeau un abonnement au TNM, qu’ils ont renouvelé à chaque anniversaire. »

Je partais en autobus de Saint-Jean pour aller voir des pièces de Claudel, de Genet. Je ne comprenais rien… mais j’aimais voir les comédiens sur scène. Je me sentais ailleurs, comblé, plus fort. Et moins seul. Le théâtre est un art de rencontres. Ça m’a sauvé, en quelque sorte.

Roger La Rue

Play it again, Sam !

PHOTO FOURNIE PAR RADIO-CANADA

Sam (Roger La Rue, à droite) forme un couple avec Joe (Michel Laperrière) depuis plus de 30 ans dans 5e rang.

On peut aussi voir La Rue chaque semaine au petit écran dans le téléroman 5e rang. Il incarne Sam, un homosexuel adepte de danse en ligne, de chemises westerns, habillé en cowboy. En couple avec Joe depuis 30 ans (Michel Laperrière), Sam espère remporter la course à la mairie de Valmont, malgré les préjugés de certains citoyens.

Ce que j’aime chez Sam, c’est qu’il s’assume complètement dans son village. Il est un peu à la même place que moi dans sa vie. J’ai mis du temps avant de m’assumer totalement. Je ne me cachais pas, mais je n’avais jamais encore parlé de mon homosexualité à un journaliste. Quand j’ai débuté dans le métier, on me conseillait de ne jamais rien dire, car j’allais être condamné aux rôles marginaux. Et le public n’allait pas me croire si je jouais un père de famille.

Roger La Rue

Les temps et les mœurs ont changé. Mais à ses yeux, un être humain ne se définit pas uniquement par son identité sexuelle. « Outre sa sexualité, un humain (comme un personnage) se définit par son caractère, ses qualités, ses défauts, sa profession, son milieu, etc. Michel [Laperrière] est straight, et je le trouve parfait dans le rôle de mon chum. »

Bien qu’il approuve le combat de sa communauté pour l’égalité, le comédien déplore le fait de cloisonner les acteurs dans des cases. « Moi, ce que j’aime le plus dans ce métier, c’est d’abord le jeu, le masque qu’un acteur enfile pour devenir un autre. C’est merveilleux lorsqu’on voit Christian Bégin se transformer pour jouer une transsexuelle ; ou un acteur menu, efféminé, faire un trucker… Ce métier-là, ça sert aussi à sortir de nos vies, à changer notre histoire. »

Rita au désert, texte et mise en scène d'Isabelle Leblanc, est présentée au Quat’Sous à Montréal, du 16 novembre au 4 décembre.

Consultez le site du Quat'Sous

5e rang, un téléroman de Sylvie Lussier et Pierre Poirier, est présenté le mardi à 21 h sur ICI Radio-Canada Télé.