L’époque pas si lointaine des distributions uniformément blanches au théâtre semble révolue. Cette année, les planches montréalaises s’ouvrent comme jamais aux artistes issus de la diversité. Mais en fait-on assez ? Et faut-il y voir un effet de mode ou une vague de fond ? La Presse a posé la question.

Trois visions afrodescendantes du mythe d’Antigone à Espace Libre. Une lecture réunissant six interprètes noires au Quat’sous. Une pièce sur l’histoire vraie d’une esclave autochtone en quête d’affranchissement à Espace Go… Un simple coup d’œil aux pièces présentées cette saison dans les théâtres montréalais suffit pour comprendre que le vent a tourné.

Pour aller au-delà des simples impressions, nous avons fait l’exercice de comparer, à 10 ans d’intervalle, les programmations de huit théâtres montréalais (Rideau Vert, TNM, La Licorne, Duceppe, Quat’sous, Espace Go, Théâtre d’Aujourd’hui et Denise-Pelletier). Les chiffres sont sans équivoque. En 2011-2012, parmi les 55 spectacles présentés, les rôles confiés à des artistes de la diversité étaient faméliques : à peine 14. Et plusieurs de ces rôles étaient très secondaires.

PHOTO DAVID OSPINA, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DE QUAT'SOUS

Tatiana Zinga Botao (à droite) a écrit et dirigé la lecture de Lettres d'une Africaine en compagnie de six actrices noires au Théâtre de Quat'sous.

Dans certains théâtres, ce nombre était facile à calculer : zéro. C’était le cas chez Duceppe, au Rideau Vert, à La Licorne…

En 2021-2022, ce nombre a bondi : 64 rôles sont incarnés par des artistes de la diversité pour 51 spectacles présentés. Tous les théâtres sans exception – y compris ceux qui n’ont dévoilé qu’une partie de leur programmation – accueilleront des artistes aux origines diverses, et souvent pour porter de premiers rôles sur leurs épaules. On pense à Ariel Ifergan dans Adieu Monsieur Haffmann au Rideau Vert, Didier Lucien qui incarnera Martin Luther King Jr chez Duceppe, Patrick Emmanuel Abellard qui reprendra le rôle de King Dave, toujours chez Duceppe, Elkahna Talbi qui prêtera sa voix au fleuve dans Les filles du Saint-Laurent au Théâtre d’Aujourd’hui.

Les artistes provenant de divers horizons commencent – enfin ! diront certains – à faire entendre leur voix et à trouver des rôles à leur mesure, leur permettant de s’illustrer.

« En 2021, il faut avoir une maudite bonne raison pour présenter une pièce contemporaine avec une distribution toute blanche ! », lance le codirecteur artistique chez Duceppe Jean-Simon Traversy.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Jean-Simon Traversy, codirecteur artistique chez Duceppe

Ce n’est plus vrai que quelqu’un n’est pas assez québécois pour jouer un rôle dans une pièce contemporaine d’ici. Et même l’argument historique a le dos large. Pensez au succès de la comédie musicale Hamilton, avec sa distribution très variée !

Jean-Simon Traversy, codirecteur artistique chez Duceppe

Comment expliquer ce changement de cap ? Selon de nombreux intervenants interrogés, les initiatives des divers conseils des arts (fédéral, provincial ou municipal) ont contribué à changer la donne, notamment grâce à des bonifications des programmes de subventions pour les entreprises culturelles prêtes à faire une plus grande place à la diversité.

Simon Brault, directeur et chef de la direction du Conseil des arts du Canada, explique : « En 2016, le Conseil des arts du Canada a annoncé un nouveau système de financement qui exigeait des engagements de la part des compagnies de théâtre. L’incitatif financier a joué. Ça a accéléré le processus, même si ce n’est jamais l’argent qui crée la culture. »

Le Conseil des arts du Canada a aussi veillé à soutenir les créateurs. Entre 2017 et 2021, le Conseil a augmenté de 357 % son budget alloué aux compagnies de théâtre autochtones. Pendant la même période, l’aide financière accordée aux artistes et aux collectifs de la diversité engagés dans la création théâtrale a bondi de 140 %.

« On récolte ce qu’on a semé, ajoute Simon Brault. On assiste à une plus grande ouverture des compagnies théâtrales aux diversités avec un s. C’est un grand changement survenu en très peu de temps, soit quatre ou cinq ans. Et c’est là pour de bon, même si la diversité est encore sous-représentée. »

Un examen de conscience nécessaire

Si le soutien financier a eu un impact indéniable, l’examen de conscience réalisé par le milieu théâtral a aussi grandement contribué au changement, estime Frédéric Côté, conseiller culturel en théâtre au Conseil des arts de Montréal. « On va se le dire, les épisodes Slav et Kanata ont été des électrochocs, des coups qui ont provoqué une prise de conscience essentielle pour le milieu. On a entendu beaucoup de revendications et on observe aujourd’hui le fruit de ces voix qui ont parlé haut et fort. Ce n’est pas une mode passagère. Le train est en marche, mais il faut que le militantisme se poursuive pour augmenter la place laissée à la diversité. »

Pour Charles Bender, comédien d’origine wendat et président du comité Théâtre et diversité culturelle au Conseil québécois du théâtre (CQT), le train évoqué plus haut n’est pas encore entré en gare. « C’est vrai que des portes s’ouvrent, encore timidement dans certains cas ; on sent qu’il y a un momentum et que c’est le temps pour les artistes de mettre le pied dans la porte. Mais il reste encore un immense chemin à parcourir. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Charles Bender, acteur, metteur en scène et président du comité Théâtre et diversité culturelle au Conseil québécois du théâtre, en répétition pour la pièce Là où le sang se mêle, en 2019

Les artistes ne veulent pas juste être là pour permettre aux compagnies de théâtre de cocher la bonne case dans une demande de subvention. Les membres de ma communauté, par exemple, veulent raconter leurs propres histoires, pas juste servir à raconter celles des autres.

Charles Bender, président du comité Théâtre et diversité culturelle au Conseil québécois du théâtre

« Il ne faut pas nous asseoir sur nos lauriers ; nous devons encore nous interroger sur la diversité à la tête des institutions théâtrales et au sein des conseils d’administration », ajoute Anne Trudel, présidente du CQT. En effet, les exemples sont peu nombreux. Citons notamment Olivier Kemeid, directeur artistique et codirecteur général au Théâtre de Quat’sous, et Mani Soleymanlou, récemment nommé à la tête du Théâtre français du Centre national des arts.

La question de la diversité des publics qui fréquentent les salles reste aussi préoccupante. « À Montréal, 50 % de la population se dit issue de la diversité, explique David Laurin, codirecteur artistique chez Duceppe. On ne peut plus juste s’adresser aux hommes blancs. »

« Il faut que l’art reste en phase avec sa société, estime Simon Brault. Ce n’est pas une question d’être politiquement correct, c’est une question d’assurer une survie à l’art. On veut que les gens se reconnaissent sur les scènes, un peu comme ç’a été le cas il y a 50 ans avec Michel Tremblay qui a apporté la langue populaire au théâtre. »

« Si les jeunes ne se reconnaissent pas, ils ne vont pas songer à une carrière d’artiste. Il y aura peu d’acteurs de la diversité formés dans les écoles. Il y a un effet boule de neige… », croit Frédéric Côté.

De la diversité à la diversification

Or, être en phase avec sa société, ce n’est pas seulement une question de diversité, mais aussi de diversification des voix, dit Anne Trudel. « Il faut élargir le concept de diversité pour éviter les solutions faciles, comme d’engager toujours les mêmes grandes vedettes pour représenter certaines communautés. »

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

David Laurin, codirecteur artistique chez Duceppe

Comme artiste, ça me dérange de voir toujours les mêmes acteurs à la télé. Je comprends que c’est rassurant d’engager toujours les mêmes personnes, mais ce temps est terminé.

David Laurin, codirecteur artistique chez Duceppe

Il poursuit : « Il faut s’ouvrir, même si ça peut faire peur, notamment sur le plan financier. Est-ce que les gens vont venir quand même s’ils ne connaissent pas les visages sur l’affiche ? Pour nous, la vedette, c’est le spectacle, pas l’acteur. »

C’est pour cette raison que le Théâtre Duceppe a lancé en 2018 des auditions générales ouvertes à des acteurs qu’on voit peu sur les planches. Jean-Simon Traversy explique : « On oblige les metteurs en scène à garder 20 % des rôles ouverts dans leurs productions, pour pouvoir donner du temps de glace à d’autres artistes. On veut être surpris ! Entendre d’autres accents, voir d’autres visages. Il faut aussi s’assurer d’offrir aux artistes de la diversité la chance de jouer de grands rôles et ne pas seulement leur donner des rôles secondaires ou utilitaires. »

Le mot de la fin va à Simon Brault : « La diversité est plus présente, on la remarque. Maintenant, ce que j’espère, c’est qu’on ne la remarque plus et qu’elle soit là. Naturellement. »

Une définition de la diversité

Les limites de la diversité ne sont pas simples à tracer. Pour cet article, nous avons choisi de nous conformer à la définition du Conseil des arts de Montréal (CAM). Ainsi, « un artiste de la diversité est un artiste appartenant à une minorité ethnique ou à une minorité visible et/ou ayant une pratique artistique minoritaire, non occidentale ou métissée ». « Ce n’est pas qu’une affaire de couleur de peau, explique Frédéric Côté, conseiller au CAM. Tout artiste qui possède des origines différentes de celles des peuples fondateurs [français et britannique] peut se considérer de la diversité, et ce, même s’il est né au Québec. »